Dur réveil ce matin, quand j'apprends la mort de Jean-Louis Ravelomanantsoa, 73 ans et athlète hors pair, le plus grand probablement que Madagascar a connu dans un sport planétaire, l'athlétisme - et sur une des distances reines, le cent mètres.Pendant un an, en 2007 et 2008, nous avons caressé ensemble l'idée de publier un livre qui relaterait sa fabuleuse carrière. Nos séances hebdomadaires ont été exaltantes. Jean-Louis savait raconter, et ses souvenirs nourrissaient un texte que nous voulions écrit à la première personne, avec ma collaboration - sous ma peau blanche, j'étais son nègre, pour reprendre le mot consacré dans l'édition. Finalement, pour diverses raisons, le projet n'a pas abouti. Mais il a donné de beaux restes. Je viens de relire le chapitre consacré à son aventure mexicaine, un des grands moments de sa vie d'athlète puisqu'il est entré en finale du cent mètres. En souvenir des nombreuses heures passées ensemble, lui et moi, et en hommage à ce grand homme, je vous l'offre aujourd'hui.
Entre la chambre d’appel et le stade, il y a ce qu’on
appelle « le couloir de la mort »… Psychologiquement, tout se joue
là. Et le mental est très important, surtout dans une course qui se joue au
dixième de seconde. Avant même d’entrer sur la piste, on est dans sa bulle. Donc,
je ne me suis pas occupé, au premier tour, de la série courue avant la mienne.
C’est aussi un entraînement, d’arriver à se dire que personne ne me dérangera
dans ma course, et certainement pas les autres concurrents.
Mexico a ceci de particulier que la ville se situe en
altitude, à 2 200 mètres. Les réflexes ne sont pas les mêmes et il
faut un temps d’adaptation, facilité bien entendu par le stage que j’avais
effectué à Font-Romeu.
Nous y étions, à nouveau, une toute petite délégation
malgache : Fernand Tovondray participait au 110 mètres haies et au
saut en hauteur ; Dominique Rakotarahalahy était inscrit au saut à la
perche et Solo Razafinarivo, en cyclisme.
J’avais Jacques Dudal comme entraîneur avec moi, ce qui est
très important pour la préparation psychologique. Pendant l’échauffement, il
surveille les gestes pour voir s’il n’y a pas un petit souci technique de
dernière minute. Il a les mots nécessaires pour dire que ça va bien, que ça se
passe bien et que ça se passera bien. Puisque, pendant la course, l’entraîneur
ne peut plus rien dire. Mais il est là et il observe.
Il y a aussi, bien entendu, le côté physique, préparé avant
la course par un échauffement sur la piste annexe. Cela prend une heure avant
la compétition proprement dite. Mais la préparation commence bien plus tôt.
Pour les séries du matin, il faut prendre le petit déjeuner trois heures avant.
Et, trois heures avant le petit déjeuner, on effectue un réveil musculaire. Le
corps doit retrouver ses habitudes. Certes, les Jeux olympiques, c’est spécial.
Mais il faut se remettre dans ses repères, physiquement et mentalement. Il faut
se sentir bien…
Idéalement, quand tout se passe normalement, la course est
faite avant de la courir, si j’ose dire. Tous les détails sont importants. Je
reviens à cette belle expression : « être dans sa bulle ». Elle
correspond exactement à l’état d’esprit avant la course. On ne doit pas être
perturbé, par quoi que ce soit. Ni par qui que ce soit. C’est souvent plus
facile à dire qu’à faire. La perturbation peut survenir, alors qu’on est dans
la chambre d’appel, dans le silence complet de sa bulle, au moment où on sort
de cet isolement intérieur pour se retrouver sur le stade où il y a des
dizaines de milliers de spectateurs… Mais il faut à tout prix rester concentré
sur la course à faire.
Dès avant la première série, on connaît les performances des
concurrents qui ont été placés dans la même course par tirage au sort. Le
couloir a été déterminé de la même manière. Et la stratégie de course est
toujours identique : partir de manière explosive, accélérer longtemps et
finir vite.
Le premier tour avait lieu un dimanche, le 13 octobre. J’avais
déjà un médaillé potentiel dans ma série, la deuxième de neuf courses, l’Américain
James Hines, qui avait été le premier à franchir la barrière symbolique des 10”
lors des championnats des États-Unis, lors des sélections pour Mexico. Et je
termine immédiatement derrière lui, dans le même temps, en 10”2. Les autres
concurrents étaient moins connus.
À ce niveau, déjà le meilleur niveau en principe, parce
qu’on n’a pas le droit à l’erreur, surtout quand on a l’objectif d’aller
jusqu’en finale, mon état d’esprit était surtout de me qualifier pour le tour
suivant. Il fallait terminer dans les trois premiers pour aller en quarts de finale,
et les cinq meilleurs quatrièmes étaient repêchés. Ma deuxième place était donc
automatiquement qualificative.
En réalité, j’avais un statut d’outsider. Mais j’étais
conscient d’avoir ma chance, d’avoir un coup à jouer, comme on dit. Ce que le
premier tour me confirme, en réalité, puisque je suis très proche de Hines.
Le même jour, donc, je me présente au départ du deuxième
tour, un quart de finale en réalité. C’est évidemment plus sérieux, puisqu’un
écrémage a eu lieu. Il ne reste, il faut bien s’en rendre compte, que les
trente-deux meilleurs, qui sont à peu près les meilleurs du monde. Mais j’avais
confiance, et je croyais avoir de bonnes chances de franchir ce deuxième tour.
Entre les deux courses, celle du matin et celle de
l’après-midi, le temps est court. Dès ma série terminée, je rentre pour
préparer le quart de finale. Il faut faire une séance de massage, récupérer, se
restaurer, recommencer l’échauffement. Tout cela constitue un enchaînement
assez contraignant. Il est indispensable d’être très organisé, de penser à la
circulation en ville, de tenir compte de tous les éléments, en réalité. On
n’est pas à la merci d’une petite erreur : un embouteillage imprévu, un
oubli d’équipement…
L’objectif, après avoir passé l’obstacle des séries, est de
refaire la même course à l’étape suivante, et en mieux si possible. Retrouver
sa bulle, à l’intérieur de laquelle rien ne peut m’arriver. Il n’était pas
question pour moi, en tout cas, de revivre sans cesse la course précédente, de
la ressasser si l’on peut dire, sinon pour comprendre les éventuelles erreurs
que j’ai pu commettre et qui, corrigées, me permettent de regarder en face le
prochain défi avec de meilleures chances de réussite. Le prochain défi, c’est
donc le quart de finale.
Avec, puisque je parlais d’erreurs et des corrections à y
apporter, la certitude que je pouvais mieux me relâcher. Il y a toujours un peu
de crispation, parce que l’enjeu est important. Mais il faut lutter contre
cette tentation naturelle. Lutter contre soi-même en se disant : ce n’est
qu’une course, il faut la faire comme elle est déjà faite dans la tête,
puisqu’il n’y a aucune raison de la faire autrement. Sinon que, peut-être, il
est possible de gagner un peu de temps au départ ou sur le finish. En tout cas,
les concurrents ne doivent pas impressionner, quand bien même on connaît leur
niveau – un haut niveau, cela va de soi en quart de finale olympique, confirmé
par leur propre qualification.
Je suis, à ce tour-là, dans la dernière course. Mais je ne
m’intéresse pas aux trois premières, je me concentre sur la mienne. Toujours
dans ma bulle. Je n’étais pas non plus très expansif, comme pouvaient l’être
certains Américains. Et je m’installe dans les starting blocks avec la
certitude que rien ne peut m’arriver. Avec, aussi, l’envie de gagner cette
course pour montrer, aux autres autant qu’à moi-même, que j’ai franchi une
étape. Parce que la journée se termine mais je sais qu’il y en aura une autre
demain…
Je me souviens évidemment moins bien du quart de finale que
des deux courses suivantes, parce que cette sorte d’entonnoir dans lequel on se
trouve à force de sélections de plus en plus difficiles génère aussi une
intensité qui va croissant.
En tout cas, je prends le départ pour gagner. Dans la même
course, il y a un autre Américain, Charles Greene, autre candidat à un podium.
Mais personne ne m’impressionnait vraiment. J’étais en train de me révéler
comme un concurrent sérieux, comme un outsider. La confiance, toujours.
Je pense, et d’autres l’ont dit, que j’aurais pu gagner ce
quart de finale. En fait, je termine deuxième, en 10”1, derrière précisément
Charles Greene qui réalise 10”. Un Américain après un autre, mais j’avais
quasiment fait jeu égal avec eux.
D’une certaine manière, après ces deux courses du dimanche
13 octobre 1968, j’étais devenu quelqu’un d’autre, en particulier aux
yeux des spécialistes. J’avais confirmé mes performances antérieures, à propos
desquelles quelques doutes avaient parfois été émis. Je devenais un concurrent
sérieux puisque seuls deux athlètes, le Cubain Hermes Ramírez dans la deuxième
série et l’Américain Charles Greene dans la mienne avaient réalisé un meilleur
temps que moi en quart de finale. Potentiellement – en sachant que ce calcul
est théorique et est très éloigné de la réalité de la compétition –, j’avais
peut-être ma place sur le podium de la finale…
Mais, avant la finale, il y avait encore la demi-finale.
Toujours est-il que, ce dimanche-là, je rentre au village olympique avec le
désir d’être seul avec mon entraîneur, avec aussi le sentiment du devoir
accompli, d’avoir fait ce qu’il fallait. J’éprouvais en même temps le besoin de
m’éloigner pour quelques instants de la course, de la pression qui accompagne
la compétition. Dans le Village olympique de Mexico, malgré la présence de 5 500 athlètes,
l’art et la culture étaient vraiment mis en exergue, et il y avait de quoi se
distraire. Je ne parle pas d’une distraction fatigante, bien sûr, puisqu’il y a
avait la suite de la compétition le lendemain. Mais l’art aztèque
m’intéressait. Je ne sais plus, honnêtement, si j’ai visité une exposition ce
soir-là. Mais j’ai dû discuter avec Isabella, l’hôtesse qui s’occupait de la
délégation malgache, une Mexicaine qui apprenait le français, et la
conversation me décontractait psychologiquement.
J’en avais besoin : la tension était forte et j’avais
du mal à me distraire. Je lisais, ça ne me plaisait pas. Je regardais la
télévision, ça ne me plaisait pas. L’enjeu du lendemain me rendait nerveux.
Cet enjeu, c’est la demi-finale. Un niveau qui commence à
faire peur… Avec, en outre, la perspective de la finale quelques heures
seulement après, à condition de terminer dans les quatre premiers de la demie.
Dans cette course, il n’y a plus d’athlète inconnu. Dans la deuxième
demi-finale, où je courais, le Français Gérard Fenouil était au premier
couloir. Au deuxième, l’Allemand Hartmut Schelter, à côté de moi. Au couloir 4,
à ma droite, l’Américain Charles Greene, puis le Chilien Ivan Moreno, le Jamaïcain
Lennox Miller, le Cubain Pablo Montes et, au couloir 8, l’Ivoirien
Gaoussou Koné, mon principal rival en Afrique puisqu’il était champion
continental.
Avant le départ, j’ai l’impression que mon objectif est
atteint. La demi-finale, c’est déjà très bien. Passer cette étape-là, ce serait
vraiment énorme. Beaucoup de mes adversaires sont, sur papier, meilleurs que
moi. Mais pourquoi pas ? J’avais battu Koné en série et en quart de
finale, où j’avais terminé très près de Greene…
Bref, je sais que ça va être dur mais je garde confiance.
Bref, un 100 mètres l’est. Et pourtant, il s’y passe tellement de choses,
en 10 secondes et des poussières…
En tout cas, je connais mon point fort et mon point faible.
Je sais donc que mon départ doit être parfait et que la fin doit être plutôt
meilleure que d’habitude.
Après un faux départ, provoqué par je ne sais plus qui, la
course démarre. Je sors très bien des starting blocks, je suis devant tout le
monde, jusqu’aux soixante mètres environ. Mais la fin est pénible. Je me fais
remonter par un, deux, trois autres coureurs. Greene, Miller et Montes, pour
être précis. Sur la ligne, je ne sais même pas si un quatrième, Koné, n’est pas
devant moi aussi. J’ignore si je suis qualifié pour la finale ou non. Il faut
attendre la photo-finish…
La « glorieuse incertitude du sport », quand elle
se situe après l’arrivée, est plutôt angoissante. Au lieu de quitter la piste
tout de suite, comme je l’avais fait lors des deux premiers tours, j’attends le
résultat définitif. Qui est enfin annoncé, après un temps qui semble interminable :
je suis quatrième, en 10”2, dans le même chrono que Koné et à un dixième des
trois premiers. Ouf !
Pendant cette attente, j’ai cru ne pas être qualifié. Mais
je savais avoir fait de mon mieux. Et, quand mon nom s’affiche sur le tableau,
à la quatrième ligne, il y a un mélange de soulagement et de bonheur. Qu’on ne
peut pas vraiment goûter, puisqu’il y a la finale immédiatement après, ou
presque, et qu’il faut s’y préparer.
L’inquiétude – le mot est faible – éprouvée avant de savoir
que j’étais qualifié pour la finale n’est évidemment pas la meilleure
préparation psychologique en vue de cette ultime course. Mais il y a aussi un
sentiment de libération. Puisque le devoir a été accompli jusqu’au bout – cette
qualification pour la finale –, il n’y a ensuite plus rien à perdre. Ce qui
compense les moments difficiles.
J’espérais être finaliste olympique, mais je ne croyais pas
que cela pouvait se réaliser, compte tenu du niveau très dense.
Je me retrouve donc dans ce que les journaux ont parfois
appelé la finale des Noirs, puisque les huit coureurs l’étaient tous, même le
Français Bambuck, qui était antillais. Nous étions trois Américains, un
Jamaïcain, un Cubain, un Canadien, noir lui aussi, le Français et… un Malgache.
Ma présence, il faut bien le dire, semblait un peu incongrue. Pour beaucoup,
j’étais celui qui sortait de nulle part. Un outsider inattendu. Et peut-être,
pour mes adversaires de la finale, celui qu’il fallait désormais battre.
À l’échauffement, je refais alors les gestes techniques qui
sont la base du sprint. Le départ, le relâchement en course… Et cela revient
très facilement, comme des automatismes déjà utilisés et qu’il suffit de
répéter. Cela permet de n’avoir peur de personne. Chacun est dans sa bulle, qui
peut prendre des formes différentes : l’exubérance des Américains, par
exemple, une fausse désinvolture qui, bien entendu, n’en est pas du tout. Et
chacun se dit qu’il peut être le meilleur.
Le moment de vérité ne correspond évidemment pas à ce qu’on
pense mais au moment où on se retrouve sur la piste, au départ, au couloir 8
pour moi, avec tout le monde à ma gauche. Charles Greene, le recordman du
monde, au premier couloir, puis Pablo Montes, James Hines, co-recordman du
monde, Lennox Miller, Mel Pender, Roger Bambuck et, à côté de moi, Harry
Jerome.
Peut-être ai-je voulu trop bien faire : je pars trop
vite et je suis sanctionné par un faux départ. C’est la conséquence d’un
mélange de nervosité et de relâchement. La conséquence, aussi, de ma volonté de
jaillir avant les autres, de profiter de mon point fort, l’explosivité.
Je reçois donc un avertissement, après lequel je ne peux
plus me permettre un deuxième faux départ, sous peine de disqualification. Du
coup, ma mise en action, lors du deuxième départ, est plus prudente. Autant
dire que mon meilleur atout a disparu. Et que je suis en état d’infériorité par
rapport aux autres, qui pourraient encore se permettre un faux départ, ou tout
au moins qui ont le droit de partir à l’extrême limite.
Donc, je n’exploite pas ma principale qualité et, au
contraire de ce qui se passe habituellement, je ne pars pas devant. Aux
soixante mètres, je suis avec tout le monde, au lieu d’être en tête. Dans cette
situation, on sent les autres plutôt qu’on ne les voit vraiment. Ça m’a un peu
crispé. Et j’ai mal fini la course, encore plus mal que les autres fois, si
j’ose dire.
Objectivement, terminer trois dixièmes de seconde après le
premier, ce n’est pas si mal, dans une finale olympique. Mais je n’avais pas
fait la course telle que je l’avais rêvée avant. À cause du faux départ, bien
sûr, à cause aussi de ce placement au huitième couloir.
À l’arrivée, je connais ma place. Tout le monde est devant
moi. J’ai quand même le sentiment d’avoir fait ce qu’il fallait faire :
atteindre la finale, être parmi les huit meilleurs coureurs de 100 mètres
du monde. Il faut comprendre que les Jeux olympiques de Mexico ont été, sur ces
distances, les plus relevés de l’histoire, même si on a amélioré les records
depuis. Il y avait de quoi être fier d’avoir été parmi ceux-là, parmi les huit
meilleurs des soixante-six engagés dans les séries du 100 mètres. À une
époque où nous étions tous des amateurs et où la pratique du dopage n’était pas
répandue comme elle l’est devenue ensuite.
Mes entraîneurs français, Jalabert et Dudal, étaient au même
diapason que moi : la joie d’être en finale était plus forte qu’une
éventuelle déception.
Bien sûr, on se dit toujours qu’on aurait pu mieux faire.
Mais j’avais réussi mes Jeux, et je savais que ce n’était pas fini. À
vingt-cinq ans, beaucoup de choses restaient possibles. J’étais entré dans
l’élite sans avoir, peut-être, atteint mes limites. Il restait une marge de
progression. Et du travail, aussi bien physique que, surtout, mental. Parce que
la progression est là.
On croit parfois que la réussite dans le sport est purement
physique. Mais, à partir d’un certain niveau, elle est essentiellement mentale.
Sur le plan physique, tout de monde fait la même chose. Tandis que la
préparation psychologique est individuelle. Et débouche sur une finale
olympique. On ne se rend pas bien compte, souvent, de l’importance de cette
préparation psychologique. Elle est pourtant à la base de bien des
performances. Elle fait la différence, dans n’importe quel sport.
Il me reste à dire un mot du 200 mètres de Mexico, dont
les séries se couraient le lendemain de la finale du 100 mètres. Mais,
comme je l’ai déjà dit, cette épreuve n’a jamais eu pour moi l’importance de la
distance inférieure. Et je n’arrive même pas à regretter d’avoir été éliminé
dès les séries, en terminant cinquième de la mienne, crédité d’un temps de
21”5, à huit dixièmes de l’Américain Larry Questad qui serait sixième en
finale.
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