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August 22, 2019

Une révolution manquée à Madagascar, par Aurélie Champagne

Après avoir tracé une longue diagonale du sud-ouest au nord-est de Madagascar, je m’étais posé quelques jours, au début du mois d’août, dans une ville côtière plus célèbre pour la vanille qui s’y produit que pour sa participation aux événements de 1947. La vision quotidienne, près du port, d’une stèle en hommage aux martyrs de cette révolte, me renvoyait sans cesse au premier roman d’Aurélie Champagne, Zébu Boy, ancré dans un moment d’Histoire dont les protagonistes n’ont pas gardé le même souvenir.
A Madagascar, le 29 mars, date en 1947 des premiers affrontements contre les colons et, dans la foulée, du début d’une sévère répression, est aujourd’hui encore un jour férié pendant lequel la vente d’alcool, comme lors des élections, est interdite et l’occasion de cérémonies commémoratives dont le centre est plus souvent à Moramanga, dans l’est, qu’à Antananarivo, la capitale où l’on ne manque cependant jamais de se souvenir.
En France, rien ne signale dans le calendrier ce qui semble avoir été un lointain soubresaut de l’épopée coloniale au moment où le prestige de celle-ci vacillait. Jacques Chirac, lors d’une visite officielle à Madagascar en 2005, avait néanmoins évoqué cette page sombre dans les relations entre les deux pays et dénoncé, sans s’attarder sur les détails, « caractère inacceptable des répressions engendrées par les dérives du système colonial ». L’acte de contrition avait été fait, cependant, en d’étranges circonstances. Le lieu, d’abord, s’y prêtait mal, d’une part parce que Mahajanga, sur la côte ouest, se situe bien loin des régions où les combats avaient eu lieu, d’autre part parce que cette même ville avait été, en 1895, le théâtre du débarquement des troupes françaises qui entamaient la « conquête » de l’île. Ensuite, le président malgache Marc Ravalomanana avait évacué la question en rappelant qu’il n’était pas né en 1947…
Des historiens malgaches et français ont néanmoins, et très rapidement après les événements, abordé le sujet – qui reste d’ailleurs polémique. Si des écrivains malgaches, au premier rang desquels Raharimanana, en faisaient un des moments fondateurs de leur imaginaire, la littérature française y a peu puisé. En 1995, Patrick Cauvin avait publié Villa Vanille, un roman pétri de bonnes intentions mais qui passait à côté du sujet. Plus récemment, en 2012, Pierre d’Ovidio avait envoyé, pour la deuxième enquête d’une série de « grand détective », l’inspecteur Maurice Clavault à Madagascar au moment où éclataient les troubles de 1947. Ce n’était guère plus convaincant.
Aurélie Champagne, dans son premier roman, choisit un Malgache comme personnage central. Ambila a été rapatrié après avoir combattu dans la Meuse et avoir été capturé par les Allemands. Depuis six mois qu’il est rentré, il ne supporte plus d’être redevenu « le pauvre indigène qu’il était avant guerre ». Il n’est même plus vraiment le Zébu Boy dont la réputation s’était construite sur son habileté à renverser les bœufs lors des savika, les combats traditionnels. Il est prêt à sauter sur la première occasion d’occuper la place qu’il mérite dans la société. Et, précisément, sa route l’entraîne vers Moramanga au moment où éclate la rébellion.
La biographie fournie par votre éditeur signale un séjour de six mois à Madagascar en 1998. Etait-ce la toute première fois ? Et y partiez-vous dans un but précis ?
A 20 ans, après deux intenses années de classe préparatoire, j’ai eu envie de prendre le large et de sortir de mes livres. J’ai économisé et me suis offert un aller-retour à Madagascar. A l’époque, il n’y avait pour moi aucune autre terre à fouler. Je porte un double nom : Champagne-Razafindrakoto et je n’avais jusque-là aucune image, ni aucun vécu à mettre derrière ce nom malgache, hormis de vagues histoires d’orphelinat, de Reine et de privation. La mythologie familiale, chez moi, racontait en outre que ce nom de « Razafindrakoto » signifiait « Fils de Prince » et laissait entendre que nous avions peut-être des ascendants royaux. Autant dire que la première personne à Madagascar à qui j’ai raconté cette histoire a éclaté de rire. D’une certaine manière, ma quête des origines s’est arrêtée net ce jour-là, en apprenant que le nom que je portais équivalait plutôt à « Dupont » ou « Durand ». Ca a laissé de la place pour le reste, et alors c’est le pays, dans toute sa splendeur qui m’a saisie.
A quel moment avez-vous commencé à vous intéresser à l’insurrection de 1947 ? L’idée d’un roman dans ce contexte a-t-elle germé rapidement ? Ces événements avaient-ils une raison particulière de vous toucher ?
Je gardais un souvenir refroidi de l’insurrection de 1947. A peine une ligne dans un manuel d’histoire de classe de terminale. Or, à Madagascar, j’ai eu la chance de faire un petit bout de chemin avec un universitaire qui m’a raconté les Tabataba. Nous étions en 1998, au lendemain du cinquantenaire. J’ai découvert à quel point cette mémoire était vivante. A quel point elle battait encore au sein de certaines familles.
Le livre repose sur des documents écrits, et vous fournissez d’ailleurs un  embryon de bibliographie. Avez-vous utilisé aussi des témoignages oraux ?
Zébu Boy s’appuie sur un travail de documentation mais il est avant tout un roman avec un héros fictionnel. Ce n’est pas un livre d’histoire. Seulement, pour raconter la destinée romanesque d’un ancien des combats de France, rentré au pays et presque aussitôt happé par les événements, j’avais besoin de documenter le contexte historique. J’ai donc lu au fil des années toutes sortes de documents, sans vraiment me préoccuper de méthodologie. Je lisais tout ce que je trouvais : thèse, actes de colloques, témoignages, notes issues des Archives nationales d’Outre-mer à Aix, et autres sources primaires, documentaires, fictions, journaux de missionnaires ou de colons issus de l’administration… Le plus souvent, une lecture soulevait plusieurs questions, pour lesquelles j’allais chercher des réponses dans d’autres lectures. D’autres avant moi ont eu à cœur de collecter des témoignages oraux et l’ont fait merveilleusement : de l’auteur Jean-Luc Raharimanana à la documentariste Marie-Clémence Paes avec son récent Fahavalo, en passant évidemment par les historiens Faranirina Rajaonah ou Jean Fremigacci, pour ne citer qu’eux. Ces deux derniers m’ont d’ailleurs fait l’amitié de relire le roman, et de formuler des observations qui, recoupées avec celles de Françoise Raison, Martin Mourre et Jean-Noël Gueunier, ont été très précieuses pour le texte.
Si l’on comprend bien, Zébu Boy est la troisième version de ce livre. N’avez-vous pas eu envie de passer à autre chose ou bien le thème vous habitait-il au point qu’il était nécessaire de mener ce projet à son terme, c’est-à-dire jusqu’à la publication ?
Disons qu’il m’a fallu écrire plusieurs histoires pour trouver celle que j’avais réellement envie de raconter. L’intrigue s’est d’abord formulée le temps d’une nouvelle, inspirée d’une anecdote trouvée dans la thèse de Jacques Tronchon. Puis la narration s’est déployée sur quatre générations, de l’immédiat après-guerre au tournant des années 2000. Avant de se recentrer à nouveau sur 1947. Au fil des allers et retours, je me suis découragée plusieurs fois et j’ai eu effectivement envie de passer à autre chose. C’est même ce que j’ai fait : mon activité de scénariste notamment m’a donné à plusieurs reprises l’occasion d’aller me dégourdir les méninges dans d’autres univers. Mais je suis toujours revenue à 1947.
Votre personnage principal s’appelle Razafindrakoto. On suppose que ce n’est pas par hasard…
Effectivement. Razafindrakoto est en effet un clin d’œil à ma grand-mère malgache. Mais il suffit de consulter des archives du ministère de l’armée et sa base « mémoire des hommes » par exemple, pour croiser des dizaines de Razafindrakoto morts au combat ou des suites de maladie, pendant la seconde guerre mondiale.
Au fond, il n’est pas très sympathique. Pilleur de cadavres, avec toujours en tête un mauvais coup à jouer à son compagnon d’aventures, c’est un opportuniste embarqué dans l’action un peu par hasard. Ou bien on se trompe ?
Zébu Boy est un combattant hors pair, que la vie  a exposé à toutes sortes d’épreuves. Il les a toutes surmontées. Quand l’histoire commence, le héros continue à faire ce qu’il sait faire : survivre. Il épouse effectivement l’insurrection par opportunisme, plus que par idéologie et, chemin faisant, découvre ou croit découvrir sa véritable vocation.
Une anecdote en dit long sur les raisons (multiples) que peuvent avoir les Malgaches, en rentrant de la Seconde Guerre mondiale, d’en vouloir à leurs colonisateurs : ceux-ci reprennent leurs chaussures au retour. Elle est authentique ?
L’anecdote est authentique, oui. En juillet 1946, l’armée française a démobilisé 6000 Malgaches et Réunionnais. La guerre était finie depuis plus d’un an. Ces soldats comptaient parmi les derniers à rentrer. Beaucoup étaient restés dans des camps de transition, où les conditions de vie étaient déplorables, attendant pendant des mois un bateau pour les transporter. Quand ils sont enfin arrivés à Toamasina en août 1946, l’intendance militaire leur a retiré leurs chaussures pour reconstituer les réserves. Ce geste a été vécu comme une véritable humiliation.
Aviez-vous une intention particulière en parlant de cette époque, et de cette manière ?
Je crois qu’on parle souvent des révolutions avec un grand R : elles deviennent presque des abstractions, des concepts. Ce qui m’a d’abord fasciné a été la mécanique historique des événements de 1947. Mais au fil des années, le vécu des anciens combattants de métropole s’est éclairé. De même, la découverte de leur parcours au sein des frontstalags et leur retour dans l’île a contribué à ramener l’insurrection au sol. J’ai eu envie d’essayer de raconter les événements à hauteur d’homme, dans leur incarnation la plus prosaïque.

December 3, 2016

Une enquête à Ilakaka

Ce n’est pas, et de loin, le prix littéraire le plus retentissant de l’automne parisien, mais il nous touche de près : le Prix du Masque de l’année va à un roman policier paru en octobre, La vallée du saphir, par Jean Ely Chab. L’auteur, nous apprend l’éditeur, est professeur, vit à la Réunion et est venu plus de quarante fois à Madagascar, où il situe son roman.
Après une brève séance de divination, le lieu est précisé, dans une graphie vaguement phonétique : « Ilakak’, la ville du saphir ! » On pourrait, bien sûr, discuter du bien-fondé de ce choix, malgré l’explication fournie en note : « Pour des raisons pratiques liées à la prononciation, l’écriture de son nom a été simplifiée. » Car on n’est pas tout à fait convaincu par une élision de voyelle finale qui ne prend pas en compte l’accentuation. Passons, et admettons qu’il s’agit d’un détail, même s’il irrite un peu à la lecture.
Nous voici donc dans ce qu’on a beaucoup appelé le far-west, à l’époque où le petit village, suite à l’affluence de chercheurs de saphirs, était passé de quelques cases le long de la Nationale 7 à un gros bourg au développement anarchique. Monza, l’inspecteur de police venu de Tana et affecté à Ranohira, alors qu’il est un citadin dans l’âme, sait comme tout le monde ce qu’est devenu cet endroit.
Il va avoir l’occasion de le vérifier lui-même, pour une enquête qui l’entraîne dans un village où un ombiasy a été tué. Par les dahalo, a conclu la gendarmerie dans un rapport que Monza a été prié de confirmer, son supérieur hiérarchique a été très clair. Mais Monza n’apprécie pas trop son supérieur et voit dans cette affaire l’occasion de mener enfin des investigations sur le terrain.
Il va y mettre du sien, se retrouver au creux de la terre où les prospecteurs envoient des pauvres types creuser au péril de leur vie, croiser une jeune femme trop belle pour être vraiment honnête, provoquer malgré lui la mort d’une prostituée, placer dans son sillage une vendeuse de café et de beignets…
L’enquête est musclée mais moins complexe qu’on aurait pu l’espérer. Les paysages et les atmosphères, en revanche, sont parfaitement restitués. Et, puisque Monza aime la photographie, il apprécie à leur juste valeur les clichés qui ornent les murs du salon, dans le casino d’Ilakaka : « L’inspecteur s’attarda un instant sur quelques encadrés : des portraits et des paysages d’une qualité artistique évidente. Pas étonnant, puisque les clichés étaient signés de Pierrot Men ! Monza appréciait depuis toujours les reportages humanistes de ce grand photographe. Chacune de ses photos était une histoire à elle seule : l’histoire de gens simples ; des moments de vies interceptés par l’œil d’un poète. Le visage du policier esquissa un léger sourire. Il avait lui-même englouti ses premières payes dans l’achat d’un vieux Minolta argentique, et passait de longs dimanches à traîner en ville en quête d’images. Mais ses photos, même s’il en était très fier, n’avaient rien de comparable avec celles du maître de Fianarantsoa. »

March 5, 2016

Une famille parisienne à Madagascar avant et pendant l'Expédition

Vient de paraître à la Bibliothèque malgache: Une famille parisienne à Madagascar avant et pendant l'Expédition, par Adolphe Badin (1,99 € dans les rayons numériques des librairies, 6.000 ariary chez Lecture et Loisirs, Tana Water Front, Antananarivo).

En décembre 1896, il y a à peine plus d’un an que le corps expéditionnaire français s’est emparé de la capitale malgache et Adolphe Badin utilise avec habileté l’enthousiasme patriotique pour inscrire la « conquête » dans un roman où les éléments de l’Histoire immédiate abondent. Son roman, illustré par A. Lalauze, est accueilli dans les colonnes de la presse parisienne comme un parfait livre d’étrennes.
La Revue illustrée signale « ce livre attrayant et instructif » inscrit dans l’esprit animant tous ceux qui se réjouissent de l’accroissement de l’espace colonial : « M. A. Badin, dans le cadre d’une action à la fois dramatique et touchante, a réussi à faire passer une suite de tableaux d’une exactitude scrupuleuse, de scènes pittoresques et mouvementées. Nul livre ne pourrait donner, sous une forme plus attrayante, une idée plus juste de la grande colonie et de la campagne si pénible et si glorieuse qui l’a conquise à la France. »
Les Annales politiques et littéraires ne sont pas en reste : « Il a enjolivé son récit d’incidents imaginaires, mais le fond en est exact. Cela est à la fois amusant, instructif et patriotique ! On ne saurait exiger davantage d’un livre d’étrennes. » Lucide quant aux limites du talent de l’auteur, Adolphe Brisson modère cependant son éloge : « Ah ! si M. Badin avait eu le génie épique de Victor Hugo, quel beau poème il eût tiré de cette campagne, qui restera comme une des plus follement audacieuses du siècle ! Ne nous plaignons pas. M. Badin n’a pas la prétention d’égaler l’auteur des Burgraves. Et peut-être vaut-il mieux, pour ceux auxquels il s’adresse, qu’il soit tout simplement un bon narrateur. »
Philippe Gille, dans Le Figaro, n’hésite pas à conseiller la lecture du roman aux « jeunes gens qu’attire la carrière militaire ».
Et il faut Armand Silvestre, du Journal, pour émettre, au passage et sans y insister, une remarque sur le point de vue de l’auteur, qu’il présente comme « l’apôtre convaincu de la colonisation (que je voudrais penser comme lui !) », rappelant qu’Adolphe Badin a déjà conduit ses lecteurs au Dahomey et en Algérie. Et concédant au livre des vertus informatives : « Dans ce beau volume, les partisans de la Patrie lointaine, que nous font les conquêtes, trouveront les plus intéressants détails sur ces nouveaux sols où flotte le drapeau français, et tous apprendront mille choses curieuses sur nos involontaires compatriotes. »
« Involontaires compatriotes » : mesure-t-on bien la distance prise par Armand Silvestre avec « la grande œuvre coloniale » ?
Quoi qu’il en soit, Adolphe Badin, né à Auxerre en 1831 et mort dans les années 1890, n’a pas laissé de traces marquantes dans la littérature française. Journaliste, il s’est beaucoup occupé de théâtre. Romancier abondant, il aimait les aventuriers. Et, donc, les colonies.


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Madagascar en 1913
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Le « Décivilisé »
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February 5, 2016

Johary Ravaloson court et fait courir

Je cherche dans ma bibliothèque, et malheureusement ne retrouve pas, La Porte du Sud, la nouvelle publiée par Johary Ravaloson il y a une douzaine d'années, qui avait reçu le Prix de la nouvelle de l'Océan Indien. Je reprends donc ce que j'en écrivais à un moment où je l'avais sous les yeux.
Il y relate une course de dahalo (des voleurs de zébus) dans le sud de Madagascar, sur le plateau pelé de l'Horombe. Il s'agit presque, comme on le sait, d'un sport traditionnel qui n'exclut pas pour autant la violence, surtout quand il s'agit de s'emparer d'un troupeau et pas seulement de quelques têtes de bétail.
Avec ses complices, le narrateur remonte vers le nord, ils poussent les bêtes devant eux dans la poussière, formant un convoi furieux sous la menace des gendarmes à leur poursuite avec des hélicoptères. S'ils arrivent à La Porte du Sud, ils pourront entrer dans le massif de l'Isalo et décourager les poursuivants avant d'aller vendre leur cheptel au marché d'Ambalavao.
Le récit est nerveux, entrecoupé de cris pour encourager les zébus à avancer, de pauses pour avaler du riz salé et de la viande boucanée, et aussitôt ça repart, avec cette impression de vitesse qui affole et disperse le regard.
On retrouve, dans Vol à vif, les mêmes dahalo poussant les mêmes zébus volés à travers les mêmes paysages et dans la même direction, poursuivis par des gendarmes qui sont les mêmes aussi, ou d'autres, mais alors très semblables. Les qualités déjà signalées à propos de la nouvelle se retrouvent dans le roman qui en est, d'une certaine manière, une amplification plutôt qu'une redite.
Il fallait bien, pour aborder de nouveau un sujet dont l'actualité souvent tragique de Madagascar nous fournit des éléments épars que l'observateur moyen ne parvient pas à relier les uns aux autres dans une image globale, inscrire les gestes des voleurs dans une geste épique appartenant elle-même à un environnement social particulier à la région, à l'ethnie bara et à ses coutumes, aux dérives d'un monde qui semble tourner follement sur lui-même jusqu'à risquer l'écroulement par implosion non maîtrisée...
Un oiseau plane au-dessus de destins courant à perdre haleine vers des points de convergence auxquels les rencontres sont des chocs imprévisibles, surtout pour les personnages - car le lecteur, lui, en a anticipé au moins un. La violence appartient au quotidien de ces hommes qui auraient pu connaître d'autres vies si les circonstances en avaient décidé autrement. Mais le romanesque est, parfois, si proche du réel...
Je voudrais signaler une intéressante particularité dans la façon qu'a Johary Ravaloson d'écrire les noms malgaches. Il en fait une approximative transcription phonétique qui gêne un peu l’œil du lecteur habitué à rencontrer ces noms dans leur orthographe d'origine mais qui, probablement, aidera celui qui y est moins accoutumé à les "entendre", serait-ce mentalement, dans la proximité de l'élocution. Quelques exemples: Ihosy devient Yous, l'Isalo, Yshal, les Bara, les Baar, etc.
Voici en tout cas un roman profondément imprégné des traditions transmises, en même temps que les légendes qui les accompagnent, depuis des générations, et pourtant d'une brûlante contemporanéité. Il ne se contente pas de nous emporter dans sa course, il nous aide à comprendre ce monde singulier.

Le roman de Johary Ravaloson est présenté par son auteur ce samedi 6 février à 10 heures à l'Institut Français de Madagascar, Antananarivo.

February 1, 2016

Charles Renel, une nouvelle édition du «Décivilisé»

Il ne fait pas toujours bon montrer au pays colonisateur ce que les bien-pensants ne veulent pas savoir de leurs territoires lointains et quelles mœurs s’y pratiquent. Dans Romans-revue, où l’on lit, lèvres pincées et yeux furibards, toute une production littéraire où l’exotisme s’exacerbe en érotisme, Charles Renel est salué en décembre 1923 pour sa connaissance du pays et la qualité de la description qu’il en fait. Quant au « Décivilisé », il reçoit un jugement sans appel : « Le livre est mauvais : il a pour la vie sensuelle des noirs et pour les mœurs déplorables de ces pays des complaisances scandaleuses ; il fait bon marché des missions catholiques ; il prêche des idées fausses et injustes. » Romans-revue, faut-il le préciser, est une publication catholique qui revendique la propagande de la foi. L’incompatibilité est totale.
Il n’en va pas de même pour tous les lecteurs. Louis Payen consacrait le 25 août une bonne partie de sa chronique littéraire dans La Presse au nouveau roman de Charles Renel. Le jugement également sans appel, mais à l’inverse : « Il est remarquable. » Longuement décrit et résumé, le roman fait l’objet d’une analyse enthousiaste : « M. Charles Renel n’est pas tendre pour notre civilisation brutale et démoralisatrice ; son livre fait pénétrer une grande bouffée d’air frais et pur dans notre atmosphère empesée et si, à la fin, il arrache son héros à la douceur de sa vie malgache pour l’envoyer à la grande guerre, c’est pour nous mieux montrer à quoi aboutit notre fameuse civilisation. Il faut remercier M. Renel d’avoir écrit ce livre bien observé, d’une jolie couleur, d’un pittoresque attachant et d’un style imagé et net. »
Dans L’Homme libre, Paul Lombard parle en octobre d’un « livre puissant, abondant, bien posé en équilibre que un problème éternel ». Jugement probablement plus indépendant que celui de Rabaté dans Le Madécasse, journal publié à Tananarive. Il salue « le Maître » qui a écrit le roman, fournit les preuves de l’intérêt du livre (nous renonçons à le citer à ce sujet, tant c’est puéril, naïf ou flagorneur, tout cela à la fois peut-être) et ne manque pas de signaler que l’auteur du « Décivilisé » est Charles Renel, cela on le savait, mais aussi et surtout « notre sympathique Chef de Service de l’Enseignement ». Il est des éloges, en voici donc un, qui donnent moins envie de lire que certains éreintements, comme celui que nous citions plus haut.

Le « Décivilisé » est le quatrième titre de Charles Renel disponible, dans une nouvelle édition numérique, à la Bibliothèque malgache. Chaque ouvrage est proposé au prix de 1,99 € dans les librairies disposant d'un rayon numérique (et 6.000 Ariary à Madagascar, chez Lecture et Loisirs, au Tana Water Front).


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Jean-Claude Mouyon. L’Antoine, idiot du Sud
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Jean-Claude Mouyon. Roman vrac
Charles Renel. La fille de l'Île Rouge
Charles Renel. La coutume des Ancêtres
Charles Renel. La race inconnue
Madagascar en 1913

September 4, 2015

Madagascar dans la rentrée littéraire (3) Michaël Ferrier

Photo C. Hélie Gallimard

Y a-t-il longtemps que Madagascar compte dans votre vie ?
C’est à Madagascar que j’ai appris à lire, à écrire, à compter. J’ai passé une grande partie de mon enfance à Antananarivo, à Mahajanga, à Nosy Be aussi. Mon père est né à Madagascar, toute ma famille du côté de mon père et, ensuite, j’y suis retourné très souvent. Aujourd’hui, j’ai encore de la famille à Madagascar, mais plus éloignée. Mes oncles et mes tantes sont partis soit vers la France, soit vers la Réunion ou d’autres pays. Mais j’y ai passé beaucoup de temps.
Vous vivez depuis une vingtaine d’années au Japon, une grande île, comme Madagascar. Y a-t-il des rapprochements à faire entre les deux pays ?
Je pense qu’il y a un lien quelque part. Il y a le lien de la langue puisque, selon les spécialistes, la langue malgache et la langue japonaise font partie d’un même groupe linguistique. Par ailleurs, j’invite souvent des écrivains créoles à l’université, des écrivains de l’océan Indien mais pas seulement. Et on découvre avec étonnement qu’il y a des affinités électives entre la Réunion, Madagascar et l’archipel japonais. C’est un gigantesque chantier, seulement esquissé depuis une quinzaine d’années, qui est la question de la créolisation au sens où l’entend Edouard Glissant.
Saviez-vous depuis toujours que vous alliez écrire sur Madagascar ?
Oui, c’était évident. Parce que ça vient de l’enfance, de très loin. C’est très profond et, plus c’est profond, plus ça remonte fort au bout d’un moment.
Cependant, cela a mis du temps. Pourquoi maintenant ?
C’est une question difficile. Il y a longtemps, plus de dix ans, que le roman est en gestation. Pourquoi maintenant ? Peut-être parce que j’arrive à la cinquantaine. Ecrire sur sa famille, ce n’est jamais facile, parler de gens qui ont été vivants et qui le sont toujours pour certains, ce n’est jamais évident. Même lorsque l’on en dit du bien, il y a toujours une part de violence parce que l’image qu’on se fait de soi-même n’est jamais celle qu’on retrouve dans un livre. Donc, il y fallait un peu de maturation, peut-être de maturité même si je ne pense pas être arrivé à un grand degré de maturité. Mais, en tout cas, ça fait longtemps que ça travaille et ça surgit au moment où ça doit surgir, sans doute.
Vous ouvrez Mémoires d’outre-mer par l’image de trois tombes au cimetière de Mahajanga. Elles y sont vraiment ?
Oui, elles sont là. Elles ne sont pas toujours faciles à trouver, parce le cimetière est assez grand et il était, la dernière fois que je l’ai vu, il y a quelques années, assez mal entretenu. Une fois qu’on connaît l’emplacement des trois tombes, très blanches, elles prennent toute la place.
Ces trois tombes sont très importantes, elles vous permettent de décrire le décor, la lumière. Et il y, jusqu’à la fin du roman, une interrogation, sur l’une d’elles puisqu’on ne sait pas qui y est enterré.
Oui, c’est un peu une structure de roman policier, sans que ce soit une base trop importante. Il y avait d’autres choses à dire sur Madagascar et sur ces personnages. Mais, à la fin, la résolution de l’énigme est typique d’un roman policier, puisqu’elle ne résout rien.
Un des deux récits qui traversent le roman est l’enquête du narrateur sur son grand-père. Ce narrateur, c’est vous sans être vous ?
Oui, c’est un roman. Je ne voulais pas en faire une saga familiale ou un pèlerinage, même s’il y a cette dimension dans le livre. Je voulais donc briser la chronologie et montrer la complexité, la richesse de l’océan Indien qui est un espace multiple, un espace pluriel, d’une grande diversité. J’ai essayé de montrer cet espace d’échanges, de rencontres, avec des temporalités et des territoires qui s’enlacent, qui se superposent, qui s’opposent quelquefois. Le cirque et l’acrobate se prêtaient bien à cela puisque le narrateur jongle avec plusieurs histoires qui viennent s’intercaler de temps en temps.
Autour de Maxime Ferrier, le grand-père, il y a une foule de personnages. Son ami Arthur, bien sûr, dans la tombe d’à côté, et tout le reste du cirque. Avez-vous retrouvé leurs noms ?
J’ai changé quelques noms pour montrer quand même que c’était une fiction. Mais le nom de mon grand-père était bien Maxime Ferrier, y compris dans toutes ses déclinaisons. Ces gens n’ont pas laissé des traces institutionnelles très fortes, c’étaient des saltimbanques, et j’ai reconstitué beaucoup de choses.
La patronne du cirque est un personnage assez étonnant…
Oui, et très moderne. C’était une femme de tête qui menait son cirque à la baguette et qui, en même temps, l’a abandonné sans vergogne. Il y a des personnages assez hauts en couleurs, qui ont tous existé mais qui n’ont pas laissé beaucoup de traces. C’est un aspect qui m’intéresse, et que j’ai creusé dans un livre précédent, Sympathie pour le fantôme, à propos de personnages un peu oubliés de l’Histoire de France.
Les a-t-on oubliés parce qu’ils n’appartenaient pas à l’Hexagone et qu’on oublie souvent l’outre-mer ?
Nous vivons des temps où le repli sur soi est très important, où la peur et la frilosité semblent gagner toute l’Europe. Nous vivons des temps, aussi, où l’appartenance plurielle semble être un problème plus qu’un atout. C’est quand même tout à fait étonnant. Quand on appartient à plusieurs cultures, à plusieurs langues, quand on a grandi, vécu dans un espace pluriel, on est riche de cette diversité-là. Or il semble qu’aujourd’hui c’est l’inverse, on fait des regroupements par nation, par culture. Ces regroupements me semblent inopérants pour penser le monde dans lequel nous vivons. Et, là, nous avons quelque chose à apprendre de l’océan Indien.
A travers le roman, vous faites d’ailleurs passer quelques idées…
Oui, ce n’est pas un essai mais une des idées qui me tiennent à cœur c’est que l’océan Indien préfigure ce qu’on appelle aujourd’hui la mondialisation…
Un espace expérimental ?
Voilà : c’est un espace expérimental, qui tient une place si minorée non seulement dans la littérature française mais dans bien d’autres domaines, et qui a beaucoup de choses à nous apprendre. Il est porteur de propositions concrètes dont on ne tient pas assez compte à notre époque.
Madagascar colonie française, c’est-à-dire le régime qu’a connu Maxime pendant une longue période de sa vie, était aussi un pays où, écrivez-vous, les Malgaches n’avaient pas leur place.
Je me suis beaucoup documenté pour ce livre et, curieusement, il y a peu de choses qui ont été écrites sur le sujet. C’est la même chose pour le Projet Madagascar, évoqué souvent de manière partielle alors qu’il y a là quelque chose qui nourrit tout l’imaginaire du 20e siècle, du point de vue des races, de la spatialisation des problèmes.
Le Projet Madagascar, si on ne le sait pas, était le plan nazi de déportation des Juifs européens vers l’île de l’océan Indien, avant l’application de la Solution finale. Mais, quand les lois de la France sous Pétain s’appliquant aux Juifs de Madagascar, on en trouve vingt-six !
Oui, et cela n’empêche pas de les pourchasser. Cela nous en apprend beaucoup sur l’antisémitisme, qui est un délire. Un délirant n’a pas besoin d’avoir un objet très précis pour délirer. Ce qui est amusant, pour moi qui suis au Japon, c’est de découvrir que le Japon a développé aussi un antisémitisme pendant la Seconde Guerre mondiale alors qu’il y avait également très peu de Juifs.
Vous posez la question dans le livre : sait-on pourquoi les gens s’en vont ? Avez-vous répondu pour vous-même à cette question ?
Non, et je pense que, le jour où j’arriverai à y répondre, il sera peut-être temps de revenir. Il y a un mystère là-dedans : on part pour partir, finalement, c’est assez rimbaldien comme attitude. Ceux qui partent pour une raison précise, que ce soit pour faire de l’argent ou pour rejoindre quelqu’un, finissent par boucler la boucle. Mais il y a, et ce sont les gens que j’évoque, des aventuriers qui partent pour partir. C’est le mouvement même de la course qui les intéresse, plus que la destination. Je suis sensible à cette trajectoire : on part, et on ne sait pas quand on reviendra, si on revient jamais.
C’est la question annexe : sait-on pourquoi les gens restent, comme Maxime Ferrier est resté ?
Il y a quand même une réponse évidente, en tout cas pour moi au Japon : on reste parce qu’on est bien.
Vous décrivez, pendant la Seconde Guerre mondiale, Maxime Ferrier comme un possible, ou probable, résistant : des ponts qui sautent sur la Betsiboka, la radio… Cela m’intéresse, le moment où la petite histoire, l’histoire des gens, rencontre la grande Histoire – avec sa grande hache, comme disait Perec. La grande tragédie rencontre les drames individuels. Dans le cas de Maxime, c’est exactement ça, il est arrivé à un moment de sa trajectoire où tout va assez bien mais où il va éprouver le besoin de lutter contre cette ignominie pétainiste. Il lutte à sa manière et c’est ça qui précipite sa chute tout en faisant que sa trajectoire est belle. C’est l’acrobate : il va jusqu’au bout de la volte, et peu importe le prix à payer. Il est vertigineusement libre, cet homme, c’est ça qui m’a fasciné.

September 1, 2015

«La fille de l’Île Rouge», de Charles Renel, réédition numérique

En novembre 1924, Charles Renel, directeur de l’enseignement à Madagascar depuis dix-huit ans, publie chez Flammarion son troisième « roman malgache », La fille de l’Île Rouge. La coutume des ancêtres et Le « décivilisé », les précédents, avaient été annoncés par un recueil de nouvelles, La race inconnue. Et complétés d’autres travaux sur le pays où il s’était installé. Membre de l’Académie malgache, il ignorait que son livre suivant serait publié après sa mort, survenue subitement le 9 septembre 1925 à son domicile d’Ambatonakanga.
Pour introduire ce roman, le dernier paru de son vivant, nous cédons la plume à deux journalistes qui en ont parlé peu après sa publication.

Dans son dernier roman, Le « Décivilisé », Charles Renel nous montrait un blanc, sur le point de redevenir un primitif, brusquement reconquis par la tradition de sa race lorsque l’appelle la terre des aïeux. Cette fois, dans ce beau roman, La fille de l’Île Rouge, c’est uniquement l’amour qui retient captif un fils d’Europe dans l’admirable Madagascar.
Le mari temporaire de la jeune Malgache comprend d’ailleurs bientôt qu’il y a entre leurs deux cœurs un mur mystérieux qui les empêche de se pénétrer.
Voici un beau livre qu’il faut placer au premier rang de nos romans coloniaux.
Le Masque de Fer
Le Figaro, mardi 9 décembre 1924

M. Renel manque, sans doute, d’originalité dans sa façon de concevoir un roman, d’en présenter les personnages et d’en commenter les événements. Il use d’un style assez terne ou conventionnel en outre ; il intéresse, cependant. C’est qu’il parle de choses qu’il connaît et qu’il s’ingénie, avec une louable application, à nous initier à elles, et à nous faire partager la sympathie qu’elles lui inspirent. Rien, dans les amours qu’il conte, ici, d’un colon français et d’une petite Malgache imérinienne, qui ressemble aux nostalgiques histoires des mariages temporaires de lotis. Mais son étude est fouillée de l’âme de la belle Zane, et ses évocations consciencieuses des paysages et des mœurs où cette âme, charmante en sa grâce primitive, s’épanouit. M. Renel est sensible quoiqu’il incline au didactisme, et – j’y insiste – il sait rendre, à force de sincérité, son émotion communicative. Après cela, on peut bien lui passer ses gaucheries.
John Charpentier
Mercure de France, 15 février 1925


Dans la même collection :

Ida Pfeiffer. Voyage à Madagascar
Madagascar en 1914
Jean-Claude Mouyon. L’Antoine, idiot du Sud
Jean-Claude Mouyon. Carrefour
Jean-Claude Mouyon. Beko
Jean-Claude Mouyon. Roman vrac
Charles Renel. La coutume des Ancêtres
Charles Renel. La race inconnue
Madagascar en 1913

April 1, 2015

Jean-Claude Mouyon, quatre (et une) fois

Au moment où no comment® éditions réédite, sur papier, Roman Vrac, premier roman de Jean-Claude Mouyon, la Bibliothèque malgache reprend en édition numérique les quatre fictions d'un écrivain pour qui le grand Sud de Madagascar était non seulement un lieu de vie mais aussi - et surtout - une source d'inspiration. Auteur de pièces de théâtre et radiophoniques, Jean-Claude Mouyon a été journaliste et s'est consacré à l’écriture dans le sud-ouest de Madagascar où il avait posé son sac. Il est mort le 22 décembre 2011.

Roman Vrac - Il faut les voir ces perdus de l’existence, Tai Be, l’Archi, LR, Caca Citron, le narrateur et tant d’autres… les voir pour croire en leur destinée au fin fond de nulle-part-sur-rien dans le sud squelettique de Madagascar. En prise directe avec le quotidien de leurs amis autochtones et la réalité abrupte d’un pays à la fois magique et désespérant. Une relation passionnelle. Ces trois courts romans réunis sous le titre générique de Roman Vrac, drôles, mordants, tragiques, reflètent les affres mais aussi les joies que connaissent les étrangers du monde entier. Et comme dit l'autre, si on n'est pas entrés dans l'histoire on reste becs et ongles bien ancrés dans la vie. Et qu'on se marre!

Beko ou La nuit du Grand Homme - Pratiqué dans les régions Sud de Madagascar, le beko est un chant polyphonique a capella généralement interprété par un groupe d’hommes, nommés sahiry, composé d’un récitant et de choristes. Perpétué depuis la nuit des temps par les ethnies du Grand Sud, le beko fait résonner sa litanie répétitive et gutturale durant les nuits où amis et famille du défunt sont réunis devant des feux et des bassines de rhum pour accompagner l’esprit du mort dans sa marche vers l’Est, là où vivent les ancêtres. Beko, le roman, n’est en rien une explication ethnologique du culte des ancêtres mais l’appropriation d’un fait social et culturel qui m’a permis de bâtir une fiction à partir de la structure rythmique et narrative d’une cérémonie revisitée en présence de ses acteurs : Grand Homme, le défunt ; les sahiry ; les vivants. Sur le thème d’une histoire policière inspirée d’un fait divers réel, Beko ou La nuit du Grand Homme se veut aussi un chant, une musique à la fois tendre et violente dédiée à l’extrême Sud de Madagascar et aux hommes libres qui y vivent, ceux qui souffrent mais ne pleurent jamais. (Jean-Claude Mouyon)

Carrefour - Carrefour est un livre bref, mais sa petite centaine de pages est bourrée de dynamite. Il se passe au cœur du cœur d'une ville dont le nom n'est pas donné (mais il est sur toutes les lèvres), c'est-à-dire près d'une gare routière, à la fin d'une route nationale que croise une rue plus locale grouillant de vie. Particulièrement ce jour-là, puisque s'y déroulent en même temps la préparation d'une campagne électorale et l'arrivée d'un reggaeman de réputation internationale. Jean-Claude Mouyon lâche les mots au rythme d'une mitrailleuse. Il multiplie les situations improbables. Et son humour fait mouche à chaque page. On sort de Carrefour essoufflé et heureux d'avoir vécu des moments inoubliables. Voici comment l'auteur présente lui-même son texte: Cette histoire je l'ai voulue joyeuse, jouissive, violente, excessive, habitée d'une tendre tristesse proche de la désespérance paradoxalement heureuse d'une population admirable. C'est l'histoire de la vie d'un carrefour sublime sans rond-point ni sens interdit où tout semble permis. Un carrefour fréquenté par des riverains exubérants qu'on n'invitera jamais à celui de l'Odéon ni au rond-point qui mène à l'Élysée. Mais là n'est pas le propos. Quoique… Ici aussi les personnages existent, le pays et les événements également mais ne comptez pas sur moi pour dénoncer qui que ce soit. Ainsi va la vie…

L'Antoine, idiot du Sud - Les trois courts textes qui constituent la trilogie de L’Antoine, idiot du Sud ont pour particularité d’être en apparence inachevés. Disons qu’ici l’auteur s’est amusé à jeter les bases de ce qui aurait pu constituer un seul roman, à jeter des fils et brouiller les pistes pour au final laisser le lecteur face à une œuvre abandonnée à son propre devenir. Un personnage et ses proches. Le Sud. Le quotidien. Trois ingrédients récurrents dans chacune de ces histoires qui sont autant de déclinaisons d’une idée romanesque reposant sur un unique socle. L’idée étant d’en avoir plusieurs et d’en proposer autant… Le concept aurait pu se dérouler à l’infini dans une série intitulée « Les aventures d’Antoine » mais trois longues nouvelles ou trois courts romans, au choix, c’est déjà bien suffisant, non ? Puisse la présence d’Antoine (dit l’idiot du Sud) tisser un lien de complicité avec ses lecteurs lesquels, je crois le savoir, ne sont avares ni de sens de l’humour ni de celui de gravité. Merci. Je vous laisse car Baba vient d’ouvrir. (L'auteur)

6,99 euros le volume
Beko ou La nuit du Grand Homme est disponible en édition papier dans toutes les bonnes librairies de Madagascar
BekoCarrefour et L'Antoine sont disponibles en édition papier, sur commande, chez Lulu

March 23, 2015

Charles Renel, inoxydable écrivain de référence

On a toujours envie de revenir à Charles Renel, un des fonctionnaires coloniaux à avoir le plus écrit sur Madagascar. Charles Renel (1870-1925) y est resté présent puisqu’une école porte toujours son nom à Mahajanga, sur la côte ouest. Il fut directeur de l’enseignement dans la Grande Île au début du vingtième siècle. À côté du plus célèbre, Le décivilisé, citons La coutume des ancêtres, La fille de l’Île Rouge, L’oncle d’Afrique ou La métisse, ainsi que des Contes de Madagascar.
La Bibliothèque malgache, qui avait déjà réédité certains de ses livres, repasse les plats dans les formats devenus les plus populaires chez les lecteurs d'ouvrages numériques (epub et mobi), avec des versions une nouvelle fois corrigées. Mais, cette fois, payantes (bien qu'à prix modérés: moins de 2 euros le volume).
La race inconnue, édité en 1910 chez Grasset, est un recueil de nouvelles qui mêle l’inspiration du conte traditionnel à l’observation de la vie quotidienne des colons français de son époque.
Un affrontement est au cœur du roman La coutume des ancêtres : celui qui oppose la tradition et la nouvelle religion importée par les vazaha, le protestantisme. Deux petits villages proches de Tananarive ont fait des choix différents. Et le jeune Ralahy, dont le père possède une idole sacrée, souffre des deux côtés. La première jeune fille avec laquelle il a fait l’expérience de l’amour a été chassée selon la coutume parce qu’elle était stérile – elle vivra ensuite dans la capitale avec un vazaha. La seconde, fille du surveillant du temple dans le village voisin, est empêchée par son père de fréquenter un incroyant.
À cette trame sentimentale s’ajoutent des fléaux naturels ou humains ainsi que de multiples péripéties, au cours desquelles Ralahy fera un long voyage vers l’Ouest…

May 11, 2014

Long John Silver, dernière aventure malgache

L’écrivain suédois Björn Larsson s’était emparé, dans les années 90, d’un personnage de L’île au trésor, le célèbre roman d’aventures de Robert Louis Stevenson. Long John Silver, l’homme à la jambe de bois, aurait écrit ses mémoires lors de sa retraite à… Madagascar ! On traduit aujourd’hui un supplément à ce texte : La dernière aventure de Long John Silver.
Rappelons, si on a un peu oublié L’île au trésor, qui est Long John Silver. Engagé comme cuisinier sur l’Hispaniola, il se révèle bientôt indispensable au recrutement de l’équipage et à la bonne marche du navire. John Trelawney dit de lui : « John Silver est un homme très sérieux. Je sais de source certaine qu’il a un compte courant chez un banquier. Sa femme doit rester ici pour diriger sa taverne en son absence. C’est une femme de couleur, et une paire de vieux célibataires comme vous et moi peut aisément deviner que la femme, plus encore que la raison de santé, le décide à reprendre la mer. » Il n’est pas seulement sérieux : il possède aussi une autorité naturelle qui fait de lui une véritable terreur. A la fin du roman, il disparaît : « On n’a plus entendu parler de Silver. Ce terrible marin à une jambe ne joue plus aucun rôle dans ma vie. Je me plais à croire qu’il a retrouvé sa vieille négresse et qu’il vit en paix dans quelque coin, avec elle et son perroquet. »
Björn Larsson l’a donc retrouvé dans son refuge malgache où il lui a offert un long récit apocryphe, mais vraisemblable par rapport aussi bien à la fiction de Stevenson qu’à ce qu’on connaît des histoires véridiques de pirates. On sait que ceux-ci ont beaucoup fréquenté les côtes de Madagascar et l’île de Sainte-Marie. Long John Silver s’est installé à Ranter Bay, autrement dit la baie d’Antongil. Il y mène une vie paisible et c’est donc là qu’il a écrit (ou plutôt que Björn Larsson a imaginé qu’il avait écrit) Long John Silver : la relation véridique et mouvementée de ma vie et de mes aventures d’homme libre, de gentilhomme de fortune et d’ennemi de l’humanité. Un titre interminable, comme on les aimait au dix-huitième siècle, c’est-à-dire à l’époque supposée de sa vie.
Quand l’écrivain suédois a trouvé un éditeur pour ce livre, il a dû couper un peu son gros manuscrit. Il en avait donc enlevé un épisode qui, lui semblait-il, n’apportait pas grand-chose à l’ensemble. Mais qui, repris pour en faire un récit détaché du grand bloc des mémoires, prend tout son sens. Et joue habilement entre fiction et réalité.
Deux hommes à bout de force se présentent un jour chez Long John Silver. Il leur sauve la vie sans enthousiasme : il n’aime pas ces inconnus qui ne lui disent rien de bon. Il n’a pas tort de se méfier : son visiteur principal, Charles Barrington, est un homme qui a échoué dans tout ce qu’il a entrepris auparavant et qui est venu à Madagascar pour tenter de refaire fortune dans le commerce des esclaves. Mal lui en prit : c’est un nouvel échec, aux conséquences dramatiques puisqu’il va payer très cher son entreprise.
Il est vrai qu’il l’a bâtie sur des fondations très fragiles : le journal que Robert Drury avait tenu lors de son séjour à Madagascar et que Barrington tient pour un document authentique. Tandis que Long John Silver, qui a rencontré Daniel Defoe, sait comment celui-ci l’a tiré de son imagination fertile…
Barrington, homme cupide, ignore évidemment que Long John Silver, dont la légende de cruauté court sur toutes les mers du globe, a depuis longtemps oublié ce qu’est l’appétit de richesses. Il ignore encore davantage que Jack, bras droit du pirate retraité, est un Malgache, fils de roi et ancien esclave. Ce qui donne surtout aux deux hommes envie de faire subir à Barrington ce qu’il voulait faire subir à la « marchandise » qu’il avait l’espoir de trouver dans l’île. Les humiliations et les tortures que Jack a vécues et dont il porte les marques dans sa chair.
L’ouvrage n’est pas long. Mais il repose sur un face à face où la tension est constante. Où Björn Larsson renoue aussi les fils d’une biographie imaginaire dont il donne quelques clés en postface. Il n’est pas besoin d’avoir lu le livre précédent pour goûter celui-ci. Et le plaisir de retrouver quelques lieux, malgré les libertés que prend le romancier avec la réalité, est intense.

December 8, 2013

Ben Arès dans la transe du « Tromba »

Le quatorzième livre de Ben Arès, écrivain installé à Toliara, est un roman à l’inspiration très malgache, même si Tromba est publié en Belgique, son pays d’origine. Poète, Ben Arès bouscule le récit traditionnel en lui insufflant la force d’une écriture personnelle. Entretien publié il y a deux jours dans Les Nouvelles.


Tromba est un livre sur lequel vous travaillez depuis longtemps ?
Oui, quatre ans.
Il s’est construit un peu à la fois ?
Exactement. C’est un peu lié au contenu. La première partie a été écrite assez vite mais retravaillée par la suite. Il fallait vivre des choses pour continuer. En même temps, je voulais conserver la fraîcheur du premier regard, si je puis m’exprimer ainsi, même quand je retravaillais. Donc, il s’est construit progressivement.
D’une certaine manière, ce livre est-il le reflet de votre propre évolution par rapport à Madagascar ?
Peut-être peut-on le dire ainsi. Il fallait prendre le temps de découvrir, il y a des choses que je ne voulais pas avancer sans les constater, les ressentir, les vivre…
Découvrir et accepter de ne pas tout savoir ?
Voilà, ça aussi. Parce qu’en effet il y a des choses qui restent en suspens, il n’y a pas une réponse à tout. Ce pays, comme je le perçois depuis quatre ans, est un peu comme une anguille qu’on saisit et qui s’échappe.
Le titre du livre, Tromba, n’apparaît dans le texte que tout à la fin du roman et s’explique dans la postface. Pourquoi Tromba ? Parce que c’est une transe, comme le dit aussi le titre ?
La transe, c’est une traduction qu’on peut donner de tromba, mais ce n’est pas tout à fait ça. C’est le processus d’écriture qui est une possession en soi, le sens principal du tromba, dans la mesure où on peut s’approprier les personnages et être en même temps possédé par eux. Il y a aussi une expérience personnelle, un dialogue avec cet enfant disparu et présent, qui draine tout le livre.
Surtout dans la première partie ?
Oui, dans la deuxième partie il ne transparaît pas de manière claire mais, quelque part, c’est toujours là aussi.
La deuxième partie est constituée de sept voix de femmes différentes, alors que la première partie est portée par la voix unique d’un narrateur qui vous ressemble beaucoup. Pourquoi ?
Dans la deuxième partie, le personnage masculin n’est plus vraiment là. Ou plutôt, il n’est présent que de manière sous-jacente, en tant qu’observateur.
Le point de départ, le projet de base, c’était la première partie ?
Essentiellement, oui. Ce qui m’a fait basculer, et qui est venu de manière instinctive, c’est que je suis tombé, d’une certaine façon, sur un cul-de-sac. Il s’est produit un déplacement qui se traduit par les différences entre les deux parties principales. C’est peut-être déroutant, même s’il y a un texte charnière qui permet de faire le lien. Je devais abandonner le regard que j’avais avec ma propre culture. Et puis, écrire, c’est aussi communiquer. Pas seulement une expérience personnelle mais aussi traduire ce que quelqu’un d’autre pourrait vivre.
Y a-t-il, à travers ce livre, l’ambition de parler de Madagascar sur un registre différent de ce qui se dit habituellement ?
Je n’en sais rien. J’ai exprimé les choses comme je les ressentais, avec intensité mais sur une longue durée.
L’écriture, dense et poétique, pleine de ruptures de rythme, est-elle là pour traduire cette intensité ?
Le rythme est toujours présent dans mon écriture, avec des allitérations, des assonances, il se traduit aussi dans la ponctuation… Au départ, je suis plutôt poète même si je me dirige de plus en plus vers la narration. Il reste cette trace du travail sur le langage qui me parle très fort. C’est peut-être plus présent dans la deuxième partie que dans la première, qui est plus narrative.
On n’arrive pas à cela dès le premier jet ?
Non, il y a du travail. Dans le premier jet, je lâche ce qui vient et je relis après un temps parfois assez long, plusieurs mois parfois, pour poser un regard distancié. Et là commence le travail du chirurgien, presque, au scalpel, on gomme, on barre des mots…
Pourquoi une postface était-elle nécessaire ?
C’est à la demande de l’éditeur. Je n’avais pas envie de donner toutes les clés d’accès, j’ai donné des pistes et le lecteur les prendra comme il aura envie de les prendre. Mais je voulais le laisser libre d’entrer sans filet dans le texte et de se faire sa propre idée. S’il a été un peu dérouté, il aura quelques pistes à la fin.
Dans cette postface, vous écrivez : « Je suis et resterai de race irritable. » Qu’est-ce à dire ?
Je suis quelqu’un de réactif par rapport à des opinions, des idées, des regards comme on en découvre ici sur le pays, avec toujours les mêmes clichés émis par les Vazaha sur les Malgaches. Je ne peux pas me taire, je réagis constamment par rapport à cela, cette manière de mettre tout le monde dans le même sac, de généraliser constamment. Je lutterai toujours contre ça. La deuxième partie est une sorte de réponse à ces clichés : les sept portraits sont différents parce que j’ai besoin de croire à l’individu.
Pour différencier les personnages, il faut leur donner des voix individuelles. C’est aussi de l’ordre du travail sur la langue ?
C’est du même ordre. Il y a des liens avec la langue malgache, notamment dans l’étymologie des noms de lieux, qui donnent des couleurs, des tonalités. C’est intéressant, parfois, quand on traduit les noms de lieux, parce que cela leur donne un sens. Antsirabe, c’est là où il y a beaucoup de sel, le pays des épines pour l’Androy… C’est porteur de sens et peut-être de certains caractères. Au-delà de ça, chaque région possède sa personnalité. Mais, au-delà de ça aussi, il y a des personnes…
La géographie, précisément, occupe une place importante dans le livre. Dès la première partie, il y a beaucoup de mouvement, même s’il est initié de manière lente. Et la plupart des sept personnages féminins de la deuxième partie n’ont cessé de bouger dans leur vie. Ce mouvement correspond-il à quelque chose de fondamental ?
Je ne me suis pas posé la question. Mais peut-être voulais-je me déplacer par rapport à ma situation personnelle, qui avait une implantation géographique, pour aller plus loin. Les gens bougent tout le temps et il me semblait important que ce mouvement soit présent de la même façon que les Malgaches se déplacent. Ce sont des nomades : ils vivent dans une ville, ils vivent dans une autre…
Du coup, vous battez en brèche cet apriori constant sur les tribus de Madagascar…
Voilà, les tribus, les ethnies… Les métissages continuent entre différentes ethnies et entendre dire que tous les Antanosy sont ainsi, tous les Merina autrement, c’est assez irritant aussi. D’autant plus que c’est nous, les Vazaha, qui faisons cela, tandis que les Malgaches ne s’en préoccupent pas tellement… Enfin, ça dépend, ils s’en préoccupent à d’autres niveaux… Il y a, en tout cas, dans les sept portraits, pas mal de déplacements, rapportés avec leur voix.
Leur voix ou celle que prend l’écrivain pour traduire ce qu’elles disent ?
Peut-être, oui. Je leur fais dire ce que, normalement, elles ne diraient pas. En cela, c’est inventé. Mais c’est comme si leur ressenti était traduit par des mots – qui ne sont pas le moyen par lequel tout le monde s’exprime. Les mots sont mes outils d’interprétation.

November 5, 2013

Avant-première : Ben Arès lit un extrait de "Tromba"

Bientôt, chez Maelström, maison d'édition belge, Ben Arès publie Tromba. Un roman qui, comme son titre l'indique, plonge directement dans sa vision de Madagascar. En attendant le livre, l'auteur en lit quelques pages...


October 5, 2013

Bertrand de la Peine à Madagascar, ou presque



Le troisième livre du romancier français Bertrand de la Peine vient de paraître à Paris. Après Les hémisphères de Magdebourg et Bande-son, La méthode Arbogast présente, entre autres particularités, celle de se passer, pour presque la moitié de l’ouvrage, dans le Nord de Madagascar. Voilà qui méritait un coup de projecteur appuyé sur un auteur qui vit actuellement à Mayotte.
L’éditeur de Bertrand le la Peine, Minuit, est un centre prestigieux de la littérature française. Son catalogue est riche d’auteurs différents mais qui constituent, ensemble, une constellation de première grandeur. On y trouve, notamment, les Prix Nobel de littérature Samuel Beckett et Claude Simon, celui-ci étant par ailleurs (et sauf oubli) le seul parmi eux à évoquer aussi Madagascar, où il est né en 1913, il y a cent ans.
Au début de La méthode Arbogast, qui est situé à Bruxelles, Valentin Noze fait une vilaine chute dont il garde comme séquelles de fortes migraines à répétition. La médecine traditionnelle étant impuissante à calmer ses douleurs, il est dirigé vers le docteur Paul Arbogast qui soigne par l’hypnose. En apparence au moins. Car il accompagne sa thérapie officielle de l’usage plus discret d’un produit toxique tiré d’une grenouille vivant à Madagascar, la Mantellae Aurantiaca – espèce en voie de disparition pour la survie de laquelle lutte, dans le roman, l’association Libertalia. Cette association a d’ailleurs infiltré une de ses militantes chez Arbogast où Sibylle fait de l’espionnage sous couvert d’un poste de secrétaire.
Nous avons posé de nombreuses questions à Bertrand de la Peine. Il nous a répondu sous la forme d’un long texte qui prend parfois les allures d’une réflexion sur la littérature et sur son propre travail. Sa qualité est telle qu’il vaut la peine de le donner dans son intégralité, découpé en fonction des thèmes qu’il y aborde successivement.


Le travail d’écriture au quotidien
Tout d’abord, je voulais vous remercier pour l’intérêt que vous portez à mes histoires. Sachez qu’elles sont le fruit d’un travail quotidien, je pourrais dire d’une discipline qui me met à ma table tous les jours durant une heure, en période de cours, parfois plus, lors des moments de vacances. Ceci corrobore, sans doute, votre remarque sur la gulari des parutions de mes livres. J’ai commencé à écrire tardivement (46 ans), à écrire vraiment avec l’objectif de mettre un point final à un récit, récit censé être lu par d’autres.
L’importance de la géographie
Comme vous le soulignez, je suis à Avignon mais ma famille maternelle est originaire de Bretagne. Cette double filiation m’a marqué très tôt, imprimant en moi une dichotomie personnelle, une sorte de métissage originel tant ces deux régions peuvent offrir des aspects opposés, du moins étrangers. Et cette « inquiétante étrangeté » m’a souvent poussé à vivre des expériences extra-métropolitaines. Aussi, le personnage central cest le lieu. La trame globale d’une histoire vient de latmosphère de ce lieu, de ce pays avec ses spécificités, ses noms, ses clichés… J’essaie ainsi de célébrer, de payer mon tribut, de saluer, de remercier (un peu de tout ça !!) les pays jai vécu, à l’exception de Madagascar, mais j’y reviendrai.
Comment et pourquoi publier chez Minuit
Impressionné par le monde des livres et de l’édition, j’ai donc remis à plus tard, à beaucoup plus tard la ptention à, moi aussi apporter ma voix à ce formidable choral. Et ayant termi mon premier manuscrit en août 2008, je navais qu’une hâte : faire lire mon histoire à un professionnel. Or la période pré-rentrée ne me semblait pas opportune pour envoyer mon manuscrit à un quelconque éditeur. C’est donc à Jean Echenoz que j’ai envoyé mon texte (j’avais son adresse d’une lettre que je lui avais envoyée quinze ans auparavant). Il a donc fait le travail à ma place, l’a fait lire à Mme Lindon qui a décidé de le publier tout de suite. Un parcours inédit mais je ne crois pas au hasard et, oui, les éditions de Minuit correspondent à une certaine littérature avec laquelle je m’identifie, un esprit je me retrouve. Du moins, avec certains auteurs comme Jean Echenoz, Eric Chevillard, Tanguy Viel, Yves Ravey ou encore Antoine Volodine, Patrick Deville ou Marie Redonnet quand ils publiaient dans cette maison. Je me sens pourtant assez atypique avec un univers léger, parodique où la distance désamorce constamment une éventuelle approche psychologisante. Quant à la possibilité de définir mon idée de la littérature, j’en serais bien incapable, n’ayant jamais cherc à théoriser ce qui reste un plaisir de lecture d’abord puis d’écriture ensuite. Ce plaisir est assez nouveau pour moi, il est aussi très physique dans le sens de la matérialité des mots, de leur sonorité, de leur grain, de leur texture. J’en suis ts gourmand ! L’histoire pourrait être seconde mais elle est le canevas qui tient le tout ensemble (j’ai des progrès à faire en ce qui concerne la structure narrative !).
L’enseignement du français
Et puisque j’opte pour un ton professoral, je vous avoue que mon métier et ma recherche de création n’ont que ts peu d’interférences. Je me considère comme un professeur de français, entendez de langue française (surtout à Mayotte) et ne peux que ts rarement faire passer le plaisir du texte à mes élèves. Cependant, je n’en conçois aucune frustration, ni déception car mes attentes sont autres, davantage dans la mécanique de la langue, terme peut-être rébarbatif mais qui peut se véler riche de découvertes et de jeux.
Le jeu avec la science et l’exotisme
Et d’ailleurs ce terme de mécanique nous ramène aux théories plus ou moins scientifiques qui émaillent mes cits. Je n’ai pour ma part que peu de penchant pour ce domaine. Lewis Caroll et Raymond Queneau étaient des mathématiciens. Raymond Roussel a échafaudé des théories narratives assez ébouriffantes et Georges Perec a poussé la pratique de la contrainte à des extmes virtuoses. Le pseudo-scientifique m’attire car il pose un cadre crédible à l’intérieur duquel la fantaisie peut librement s’épanouir. Construire un roman comme on fabrique un objet mécanique, un automate qui donne cette fascinante illusion de la vie. Ravel collectionnait les automates.
Voir un automate se détraquer intrigue également. La chute de Valentin Noze procède de cet intérêt pour les choses qui se déglinguent, pour les circonstances qui dérapent. En ce sens, La méthode Arbogast peut être vue/lue comme un énorme « dérapage », en tout cas une dérive involontaire d’un personnage soudain victime des événements auquel il assiste, impuissant. Il rejoint par cet aspect Sven Langhens, artiste qui se perd en Irlande pour enfin trouver ce quil ne cherchait pas : une nouvelle source de création. Deux personnages plongés dans un univers qui n’est pas le leur, dans des pays qui leur sont inconnus et dont ils sortiront les mêmes, mais transformés aussi de cette pégrination géographique et intérieure. Une certaine schizophrénie sous-tend mes récits : histoire à deux voix dans Les hémisphères de Magdebourg, double localisation pour les deux autres livres qui scinde la trame en deux à la moit du récit. Cette bipolarité, pas toujours consciente, me stimul; elle me permet de me colleter avec les écueils de l’exotisme, de louvoyer entre les récifs du pittoresque (que jaccroche parfois !). Je ne fais pas dans la littérature de voyage à laquelle des auteurs comme Nicolas Bouvier ou Bruce Chatwin ont donné ses lettres de noblesse, mais fricote plutôt avec la parodie, les clichés et un goût certain pour les ellipses et les raccourcis. Tout comme la littérature fantastique, mes personnages « ratent une marche » et se retrouvent dans des mondes qu’ils n’étaient pas censés explorer. L’aventure au coin de la rue, d’une certaine façon. Aussi, plus que le thriller, je me sens proche d’une atmosphère fantastique même si je n’en aborde pas les codes. Pas vraiment de suspense mais de l’incertitude, du malaise et du doute, voilà dans quelle panade évoluent souvent mes personnages (Centaure-Wattelet en tête !).
Madagascar au lieu de l’Italie
Je n’ai fait qu’un séjour de trois semaines dans le nord-ouest de Madagascar et compte bien découvrir d’autres gions de cette Grande Ile. Pourtant, ce rapide périple m’a donné envie décrire certaines scènes (souvent fantasmées), des snes où lexotisme fait souvent trop surface. Elles servaient mon propos dans une « tropicalité rêvée » nombre de lecteurs pouvaient se retrouver me semble-t-il. La première version se passait à Sienne, alors vous imaginez les modifications que j’ai pu apporter à mon manuscrit ! (Mes premières versions sont toujours écrites à la main.)
Sous le texte, l’image

Enfin, avant d’enseigner, j’ai été, pendant quelques années, graphiste et illustrateur donc il n’y a, là non plus, aucun hasard. Mon univers reste éminemment visuel. Je cultive un monde essentiellement fait dimages, de constructions imagées qui passent par la musique du mot. Les deux se mêlent étroitement quand j’écris. Et si le thème de la création artistique sert de trame à mes cits cest qu’il illustre métaphoriquement ma propre recherche en écriture. La périlleuse adéquation entre l’image et le mot.

P.-S. Cet article est paru hier dans Les Nouvelles.