Avant de devenir cinéaste et de tourner des documentaires dans le monde entier, il a été, très jeune, marin. Deux tours du monde dans cette profession lui ont fait faire escale à Tamatave, un lieu cité rapidement deux ou trois fois dans le roman.
Supposons donc que le marin n'a pas cru nécessaire de s'attarder au milieu des Malgaches. En revanche, le cinéaste, qui est bien le même homme avec quelques années de plus, s'est posé un peu plus longtemps. Ses souvenirs sont précis. Ce qui nous vaut une grosse page, vers la fin du livre. Une fois n'est pas coutume, je vais la citer en entier. La voici:
Un hiver de France, j'étais à Madagascar dans un village comme celui du bas. Je descendais une rivière, la Mangouke. Je filmais avec bonheur les rives sableuses, la joie des enfants à notre passage et ce que j'admirais le plus, qui était ma fascination, l'écoulement du temps à travers les regards paisibles, la femme surprise dans sa tâche, le visage du piroguier. Ce temps, ce temps libre que j'enchaînais dans une petite boîte et que je filmais sans jamais le vivre. Arrivé au village, j'avais continué à filmer, épuisant les batteries. J'étais resté une semaine à attendre un assistant qui devait me rapporter du matériel pour achever le film. J'étais fou de rage parce qu'il y avait toujours des scènes surprenantes, uniques. C'est souvent ainsi. Je me consolais à regarder et écouter les hommes et les femmes bavarder, rire. Il y avait une lumière vivante, une lumière de flammes qui faisait danser les corps et les ombres, pas la lumière morte de l'incandescence électrique qui fige la clarté. C'était un bonheur à vivre sans rien faire d'autre que d'être.Je ne suis pas autorisé, en principe, à citer un si long passage. Je me l'autorise cependant, en échange d'une citation faite, dans la même collection, d'un de mes articles à peu près aussi long.
Un soir j'étais resté avec un groupe autour du feu. Il y avait un mélange de mots mystérieux mais je saisissais que l'on pariait, que l'on s'amusait des uns et des autres, dont moi, bien évidemment, avec une gaîté communicative. Un certain Momo me traduisit que c'était décidé, l'une était d'accord pour que je l'emmène en France. Rires facétieux. Personne ne craignait les regards dans l'ombre. Les dernières lueurs achevaient de danser sous les jupons qui frôlaient, sans innocence que celle de la nuit, les corps des hommes assis. Les femmes s'éloignaient furtivement. Celle que je devais "marier" fictivement se cachait la bouche avec son foulard et faisait sonner ses bracelets. Plus loin, elle reprenait un chant dont je ne connaîtrais jamais l'histoire. Je devine, ma belle. Une autre jeune fille très silencieuse, visiblement timide, m'intriguait. Elle se cachait toujours dans l'ombre, les mains sur le visage.
- Pourquoi te caches-tu? lui avais-je demandé.
- ...
- Je ne te mangerai pas, tu sais.
Elle avait répondu dans son dialecte et les gens autour de moi avaient ri en se claquant les cuisses.
- Qu'a-t-elle dit?
- "Dommage!"
J'étais resté étonné. Elle ne me regardait jamais. Je la fixais, un peu séduit tout de même, et elle continuait le jeu. Le lendemain je suis passé près d'elle.
- Alors tu trouves dommage de ne pas être mangée?
- Oui, puisque tu me plais et que je te plais.
- Et si je te mangeais, alors?
- Peut-être que ce serait dommage aussi.
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