On n’en finirait jamais d’enregistrer
les bévues, commises par de ces Messieurs les administrateurs, intronisés juges
sans avoir appris les rudiments de la profession de magistrat. Il y a, au Mercure de France, une rubrique intitulée :
« Le Sottisier ». Si le Progrès en ouvrait une pareille et qu’il
y contât les hauts faits de nos justiciers indigènes, ses colonnes ne suffiraient
point. Le parti le plus court, c’est de se taire. Mais il est de ces inadvertances,
de ces inconséquences, de ces erreurs ou de ces folies, de ces fautes ou de ces
absences, qu’il est absolument impossible de passer sous silence. Certaines ont,
pour ainsi dire, un retentissement universel, dont la presse est bien obligée de
se faire l’écho. Ainsi, la tragique méprise de ce chef de la province de
Vatomandry, qui, sur la dénonciation d’un vagabond, arrête, sans forme préalable
d’enquête, un colon, sa ramatoa, ses domestiques, que sais-je, peut-être son chien
et son perroquet, sous le prétexte qu’un crime a été commis, dont, en réalité, la
victime se porte à merveille. – Les gens sages nous diront, sans doute : « Mais
attendez la fin : il pourrait exister des charges que le colon, désigné comme
assassin, ne soupçonnait pas. S’il est innocent, ne se peut-il faire qu’il ait pu
paraître coupable en raison de circonstances obscures qui ne sont point encore connues
de lui ni du public ? Malgré tout, il nous est défendu de croire tout de suite
à une précipitation si singulière, qu’elle nous apparaîtrait comme grandement
coupable. »
Si vous voulez.
Mais alors, il faut nous
souvenir que cet administrateur est le même, qui, dans une province du centre,
s’est toujours refusé à faire poursuivre, comme ils doivent l’être, des crimes
avérés, que tout le monde connaît, dont les enquêtes policières ont, nettement,
établi la preuve. Il est de bonne politique, dit-on, avant que justice se
fasse, de prendre, en certains cas, l’avis de M. le Gouverneur Général.
M. le Gouverneur Général a, paraît-il, opiné, dans la circonstance que le
principal auteur des méfaits que nous signalons, était trop gros manitou chez
les Betsileo, pour qu’on osât troubler sa digestion. Que ne consultait-on
M. Picquié, à propos du colon de Vatomandry ? C’eût été le cas de
savoir si la justice du Chef de la Colonie, douce aux nègres puissants, le
serait, d’aventure, pareillement, aux modestes européens.
Autre personnage, dont ce
journal dut, un jour, entretenir ses lecteurs, M. de V…,
administrateur à Ambalavao, continue, sous l’œil du Seigneur, des errements qui
lui valurent une honorable célébrité. Celui-là n’a jamais dû savoir qu’il
existe un principe de la séparation des pouvoirs. Même il professe, non
expressément, mais avec une naïveté qui ferait sourire si elle ne faisait
pleurer, par son attitude, par ses actes, par la singularité de certains
propos, que l’administrateur, en sa circonscription, est une sorte de Deus ex
machina s’occupant de tout, pourvoyant à tout, réglant tout, tranchant sur
tout, maître de tout, à la manière d’un Artaxerxès providence ou d’un
Nabuchodonosor à bonnes intentions. Il a des affirmations renversantes, des
aphorismes ébouriffants, des conceptions à vous faire croire que l’on marche
les pieds en l’air. C’est lui qui a pu traiter de chinoiseries inutiles
certaines règles de la procédure ; c’est lui qui transporte son tribunal
du premier degré partout où il va ; qui se vante de, pour le bien des
indigènes, rendre, en cinq sec, la justice en tous lieux, fût-ce dans la maison
d’un curé, ou parmi les senteurs d’un parc à bœufs ; qui répète, à qui
vent l’entendre : « Il n’est permis à personne de faire de la
conciliation, sauf aux
administrateurs ! »
Il en fait beaucoup,
dit-il, au hasard de ses tournées administratives. Il en fait bien peu,
prétend-on, dans son prétoire. Quand une affaire vient, il arrive qu’elle soit
jugée sans même que les parties aient été convoquées. Le bon droit se manifeste
de lui-même, indépendamment des kabary que peuvent tenir les plaideurs. Les
arrêts de pure conscience, qui ne s’embarrassent ni des textes obscurs, ni des
grimoires des législateurs, sont les meilleurs. La manière de juger de cet
excellent magistrat est incontestablement très originale : il n’y a pas
d’exemple qu’un de ses jugements, frappé d’appel, ait été confirmé.
En dépit des mérites que
nous signalons, il y a, tout de même, des justiciables, qui ne sont pas
contents. Ainsi les nommés Ramaromby et Ramaroson, qui, récemment condamnés, à
je ne sais combien de mois de prison, ignorent à quelle circonstance ils
doivent cette faveur, le demandent à tout un chacun, sans que personne puisse
leur répondre exactement pour quoi. Le maximum de ce qu’on puisse leur
reprocher, c’est que le premier aurait fait (ce qui n’est permis qu’à un
administrateur !) de la conciliation entre indigènes et aurait usurpé les
fonctions… d’avocat défenseur !!! Quand à Ramaroson, il est le fils de
Ramaromby, et, vraisemblablement, frappé, en vertu de l’adage : quales pater, talis filius. Ils se
réservent de véhémentement protester, lorsque le tribunal d’appel les aura
acquittés. C’est leur affaire, non la nôtre. Mais ce qu’il est de l’intérêt de
tous de signaler, c’est la façon dont fut conduite, contre eux, la procédure.
Leur cas valait une
semaine ou deux d’enquête, à supposer que l’on pût transformer en délits les
griefs qu’on leur faisait. On les incarcéra pendant quatre mois (ils disent
même qu’on les mit au régime des condamnés), avant de décider quoi que ce soit sur
leur sort. Lorsque ce moment arriva, l’administrateur président, ne sachant
trop ce qu’il devait faire, préféra que la question fût tranchée par quelqu’un
d’autre. D’envoyer aussitôt les deux prévenus, à pied, à Fianarantsoa, sous
bonne escorte, avec un mot de recommandation pour le juge de paix. Celui-ci
transmit, comme il était naturel, le dossier à l’officier du ministère civil.
Les prévenus étaient bien fatigués d’avoir marché. Ils se virent dire,
cependant : « Que venez-vous faire ici ? Nous ne sommes point
compétents, dans votre cas. » Ils durent reprendre, toujours sous bonne
escorte, la route d’Ambalavao. En arrivant, ils avaient les pieds enflés. Ce ne
fut pas une raison pour qu’ils ne fussent, à nouveau, immédiatement dirigés sur
Fianarantsoa, où le chef de district les adressait, cette fois, au tribunal du
2e degré. Le président de cette juridiction dut faire ce
qu’avait fait le juge de paix. Les prévenus boitaient bien bas. Il leur fallut
tout de même, incontinent, réintégrer Ambalavao. Ils firent encore, pour des
raisons obscures, un troisième voyage, et finalement un quatrième, pour voir
statuer sur leur appel.
Cette petite histoire
fournirait, au besoin, la matière d’un poème héroï-comique. Elle nous permet,
tout au moins, de poser les questions suivantes.
Les juges des tribunaux
indigènes sont-ils autorisés à prolonger autant qu’il leur plaît la détention
des prévenus ?
Un juge peut-il ignorer
qu’en matière de délits ou de crimes, ce n’est pas le juge de paix que l’on
saisit, mais le ministère public ?
Un juge peut-il ne pas
connaître les limites de sa compétence, lorsqu’il a visé les articles du code
en vertu desquels il prétend poursuivre ?
Si oui : combien
redoutable aux plaideurs indigènes, la justice du Décret de 1909 !
Le Progrès de Madagascar
Extrait de Madagascar il y a 100 ans. Février 1913.
(A paraître dans quelques jours)
Janvier 1913 est disponible :
en version papier (123 pages, 10 € + frais de port)
en version epub (4,99 €).
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