8 février 2013

Il y a 100 ans : Justice indigène

On n’en finirait jamais d’enregistrer les bévues, commises par de ces Messieurs les administrateurs, intronisés juges sans avoir appris les rudiments de la profession de magistrat. Il y a, au Mercure de France, une rubrique intitulée : « Le Sottisier ». Si le Progrès en ouvrait une pareille et qu’il y contât les hauts faits de nos justiciers indigènes, ses colonnes ne suffiraient point. Le parti le plus court, c’est de se taire. Mais il est de ces inadvertances, de ces inconséquences, de ces erreurs ou de ces folies, de ces fautes ou de ces absences, qu’il est absolument impossible de passer sous silence. Certaines ont, pour ainsi dire, un retentissement universel, dont la presse est bien obligée de se faire l’écho. Ainsi, la tragique méprise de ce chef de la province de Vatomandry, qui, sur la dénonciation d’un vagabond, arrête, sans forme préalable d’enquête, un colon, sa ramatoa, ses domestiques, que sais-je, peut-être son chien et son perroquet, sous le prétexte qu’un crime a été commis, dont, en réalité, la victime se porte à merveille. – Les gens sages nous diront, sans doute : « Mais attendez la fin : il pourrait exister des charges que le colon, désigné comme assassin, ne soupçonnait pas. S’il est innocent, ne se peut-il faire qu’il ait pu paraître coupable en raison de circonstances obscures qui ne sont point encore connues de lui ni du public ? Malgré tout, il nous est défendu de croire tout de suite à une précipitation si singulière, qu’elle nous apparaîtrait comme grandement coupable. »
Si vous voulez.
Mais alors, il faut nous souvenir que cet administrateur est le même, qui, dans une province du centre, s’est toujours refusé à faire poursuivre, comme ils doivent l’être, des crimes avérés, que tout le monde connaît, dont les enquêtes policières ont, nettement, établi la preuve. Il est de bonne politique, dit-on, avant que justice se fasse, de prendre, en certains cas, l’avis de M. le Gouverneur Général. M. le Gouverneur Général a, paraît-il, opiné, dans la circonstance que le principal auteur des méfaits que nous signalons, était trop gros manitou chez les Betsileo, pour qu’on osât troubler sa digestion. Que ne consultait-on M. Picquié, à propos du colon de Vatomandry ? C’eût été le cas de savoir si la justice du Chef de la Colonie, douce aux nègres puissants, le serait, d’aventure, pareillement, aux modestes européens.
Autre personnage, dont ce journal dut, un jour, entretenir ses lecteurs, M. de V…, administrateur à Ambalavao, continue, sous l’œil du Seigneur, des errements qui lui valurent une honorable célébrité. Celui-là n’a jamais dû savoir qu’il existe un principe de la séparation des pouvoirs. Même il professe, non expressément, mais avec une naïveté qui ferait sourire si elle ne faisait pleurer, par son attitude, par ses actes, par la singularité de certains propos, que l’administrateur, en sa circonscription, est une sorte de Deus ex machina s’occupant de tout, pourvoyant à tout, réglant tout, tranchant sur tout, maître de tout, à la manière d’un Artaxerxès providence ou d’un Nabuchodonosor à bonnes intentions. Il a des affirmations renversantes, des aphorismes ébouriffants, des conceptions à vous faire croire que l’on marche les pieds en l’air. C’est lui qui a pu traiter de chinoiseries inutiles certaines règles de la procédure ; c’est lui qui transporte son tribunal du premier degré partout où il va ; qui se vante de, pour le bien des indigènes, rendre, en cinq sec, la justice en tous lieux, fût-ce dans la maison d’un curé, ou parmi les senteurs d’un parc à bœufs ; qui répète, à qui vent l’entendre : « Il n’est permis à personne de faire de la conciliation, sauf aux administrateurs ! »
Il en fait beaucoup, dit-il, au hasard de ses tournées administratives. Il en fait bien peu, prétend-on, dans son prétoire. Quand une affaire vient, il arrive qu’elle soit jugée sans même que les parties aient été convoquées. Le bon droit se manifeste de lui-même, indépendamment des kabary que peuvent tenir les plaideurs. Les arrêts de pure conscience, qui ne s’embarrassent ni des textes obscurs, ni des grimoires des législateurs, sont les meilleurs. La manière de juger de cet excellent magistrat est incontestablement très originale : il n’y a pas d’exemple qu’un de ses jugements, frappé d’appel, ait été confirmé.
En dépit des mérites que nous signalons, il y a, tout de même, des justiciables, qui ne sont pas contents. Ainsi les nommés Ramaromby et Ramaroson, qui, récemment condamnés, à je ne sais combien de mois de prison, ignorent à quelle circonstance ils doivent cette faveur, le demandent à tout un chacun, sans que personne puisse leur répondre exactement pour quoi. Le maximum de ce qu’on puisse leur reprocher, c’est que le premier aurait fait (ce qui n’est permis qu’à un administrateur !) de la conciliation entre indigènes et aurait usurpé les fonctions… d’avocat défenseur !!! Quand à Ramaroson, il est le fils de Ramaromby, et, vraisemblablement, frappé, en vertu de l’adage : quales pater, talis filius. Ils se réservent de véhémentement protester, lorsque le tribunal d’appel les aura acquittés. C’est leur affaire, non la nôtre. Mais ce qu’il est de l’intérêt de tous de signaler, c’est la façon dont fut conduite, contre eux, la procédure.
Leur cas valait une semaine ou deux d’enquête, à supposer que l’on pût transformer en délits les griefs qu’on leur faisait. On les incarcéra pendant quatre mois (ils disent même qu’on les mit au régime des condamnés), avant de décider quoi que ce soit sur leur sort. Lorsque ce moment arriva, l’administrateur président, ne sachant trop ce qu’il devait faire, préféra que la question fût tranchée par quelqu’un d’autre. D’envoyer aussitôt les deux prévenus, à pied, à Fianarantsoa, sous bonne escorte, avec un mot de recommandation pour le juge de paix. Celui-ci transmit, comme il était naturel, le dossier à l’officier du ministère civil. Les prévenus étaient bien fatigués d’avoir marché. Ils se virent dire, cependant : « Que venez-vous faire ici ? Nous ne sommes point compétents, dans votre cas. » Ils durent reprendre, toujours sous bonne escorte, la route d’Ambalavao. En arrivant, ils avaient les pieds enflés. Ce ne fut pas une raison pour qu’ils ne fussent, à nouveau, immédiatement dirigés sur Fianarantsoa, où le chef de district les adressait, cette fois, au tribunal du 2e degré. Le président de cette juridiction dut faire ce qu’avait fait le juge de paix. Les prévenus boitaient bien bas. Il leur fallut tout de même, incontinent, réintégrer Ambalavao. Ils firent encore, pour des raisons obscures, un troisième voyage, et finalement un quatrième, pour voir statuer sur leur appel.
Cette petite histoire fournirait, au besoin, la matière d’un poème héroï-comique. Elle nous permet, tout au moins, de poser les questions suivantes.
Les juges des tribunaux indigènes sont-ils autorisés à prolonger autant qu’il leur plaît la détention des prévenus ?
Un juge peut-il ignorer qu’en matière de délits ou de crimes, ce n’est pas le juge de paix que l’on saisit, mais le ministère public ?
Un juge peut-il ne pas connaître les limites de sa compétence, lorsqu’il a visé les articles du code en vertu desquels il prétend poursuivre ?
Si oui : combien redoutable aux plaideurs indigènes, la justice du Décret de 1909 !
Le Progrès de Madagascar

Extrait de Madagascar il y a 100 ans. Février 1913.
(A paraître dans quelques jours)
Janvier 1913 est disponible :
en version papier (123 pages, 10 € + frais de port)
en version epub (4,99 €).

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