Par un arrêté du
4 décembre 1912, le Gouverneur général de Madagascar a apporté
certaines modifications au régime de l’Indigénat. À qui n’est pas très averti
des faits de la vie indigène et des faits pouvant résulter de l’application des
textes, les différences entre l’arrêté de 1912 et celui de 1908, qu’il
remplace, paraîtront insignifiantes. J’espère démontrer que les dispositions
nouvelles édictées par le Gouvernement de Madagascar peuvent entraîner des
conséquences assez graves pour les indigènes, sont contraires à leurs droits et
s’éloignent des principes devant inspirer le régime d’exception qu’est le Code
de l’Indigénat.
Un décret du
30 septembre 1887 instituait, pour les indigènes du Sénégal, non
citoyens français, un système spécial de répression de certaines infractions.
Avec des prescriptions
adaptées des mœurs et des règlements divers, cette institution de l’Indigénat a
été étendue à la plupart de nos possessions nouvelles.
Les indigènes sont soumis,
le plus souvent, et il en est ainsi à Madagascar, à une double
législation : celle de leur pays d’origine et celle de la Métropole. Pour
les délits et crimes commis sur leurs compatriotes, pour les affaires civiles
et commerciales où des indigènes seuls sont en cause, les lois ou coutumes
indigènes sont appliquées par des tribunaux indigènes. Si l’une des parties en
cause est européenne, la législation et la juridiction française entrent en
jeu.
Malgré le fonctionnement
de deux organismes judiciaires, malgré la juxtaposition de leurs codes, il
apparut que ni l’un ni l’autre de ces appareils n’était capable de prévenir ou
de réprimer certains actes contraires à l’ordre et à l’intérêt publics.
Nous nous trouvons au
milieu de populations récemment soumises, défiantes, faciles à émouvoir contre
l’étranger occupant le pays. Des bruits alarmants, mis en circulation, sont
susceptibles de troubler les esprits, de déterminer les mouvements de révolte,
d’entretenir une agitation dangereuse. Les auteurs de ces excitations sont
connus. La loi indigène n’a pas prévu la répression de tels agissements :
la législation française, dans laquelle est inscrite la liberté de la presse et
de réunion, n’est pas moins désarmée, et la procédure, le juge interprétant la loi
de la façon la plus favorable à la répression, serait trop lente pour que les
coupables fussent atteints. Afin de prévenir les conséquences de l’agitation,
il est nécessaire que les responsables soient appréhendés au plus vite. La
machine judiciaire normale défaillant, force est de recourir à des moyens qui
seraient illégaux si l’autorité compétente ne les légitimait par des décisions
régulières.
Le Code de l’Indigénat
est le recueil de ces mesures répressives d’urgence, que les lois ne
prévoyaient pas et qui ont paru indispensables à la sécurité de tous, colons et
indigènes. Il est un progrès, en ce sens qu’il substitue des mesures
régulières, prises dans des conditions et avec des formes prévues, aux
expédients arbitraires que certaines situations imposaient aux chefs de poste
civils ou militaires.
Il est bien entendu que
le régime de l’Indigénat n’est que temporaire, qu’il doit disparaître le jour
où la discipline imposée par la civilisation aura soumis tous les indigènes aux
dispositions plus larges des lois. Chaque progrès de notre protection
s’accusera nécessairement par la suppression de quelque clause désormais
inutile : le nombre des infractions se réduira de plus en plus.
Le principe absolu est
que le Code de l’Indigénat n’atteigne que des actes non prévus par les lois,
qu’il ne contienne aucune stipulation en opposition avec ces lois ; il
comblera les lacunes, il ne fera pas double emploi, bien moins encore il
entrera en opposition avec la législation de droit commun.
L’arrêté de 1908 avait
été rédigé en se conformant à ces directions. Les pénalités étaient réduites,
le droit d’appel étendu, plusieurs des infractions, prévues dans l’arrêté de
1901 disparaissaient.
Je constate, avec quelque
surprise, que le Gouvernement général, en décembre 1912, a ressuscité
certaines dispositions abandonnées en 1908, et c’est sur ces innovations que je
veux attirer l’attention.
Deux délits nouveaux sont
créés :
1° Altération des
monnaies ayant cours légal en dehors de toute intention frauduleuse et
notamment dans l’intention de les marquer.
2° Achat des
monnaies ainsi altérées à un taux intérieur à leur valeur nominale.
La première de ces
dispositions institue un délit bien singulier, puisqu’elle punit un acte
n’enlevant aucune valeur à des monnaies dont la seconde disposition proclame la
libre circulation.
Je serais curieux de
connaître comment l’infraction sera établie. Puisque les monnaies marquées
conservent toute leur valeur nominale, puisqu’il est interdit de les acheter au
rabais, ce n’est pas un délit de les détenir, et celui qui les détient ne peut
être responsable de l’altération. À moins de prendre en plein travail l’auteur
de la détérioration, je n’aperçois pas quand et comment s’appliquera la
disposition. Par contre, je crains qu’elle soit l’occasion de dénonciations et
d’injustes poursuites. Sera passible des pénalités quiconque achètera ces
monnaies à un taux inférieur à leur valeur nominale. Pour qui connaît
Madagascar, l’effet de cette clause sera tout autre que celui désiré. Les
aigrefins exploitant l’ignorance des Malgaches de la brousse ou leurs préjuges
en matière monétaire, sont des Indiens, commerçants avisés et retors. On les
trouve partout, faisant métier de changeurs. Que se passera-t-il ? Le
Malgache nanti d’une pièce marquée, craignant de se voir attribuer
l’altération, la vendra, au-dessous de sa valeur, à l’Indien qui, lui, assimilé
aux Européens, n’est pas justiciable du Code de l’Indigénat.
Ces innovations auront
pour conséquence de conférer aux Indiens, pour leur plus grand avantage, le
monopole de l’agio sur les pièces détériorées ou marquées.
Plus grave est la
modification de l’article premier, rappelant à l’activité une infraction
supprimée par l’arrêté de 1908 :
« Refus
d’obtempérer, sans excuse valable, aux convocations régulièrement faites à
l’occasion d’enquêtes administratives et judiciaires. »
Certains administrateurs
abusaient d’un texte analogue, inscrit en 1901.
Un indigène de Tananarive
(aujourd’hui naturalisé), instruit, ayant fait plusieurs séjours en France,
interprète du Gouverneur général, avait été convoqué par l’administrateur-maire
de Tananarive pour assister au bornage d’une parcelle de propriété lui
appartenant devant être incorporée à la voie publique. En contestation avec
l’Administration sur la contenance et le prix du fonds en litige, l’indigène,
se conformant aux avis de son conseil, un avocat redoutant que la présence de
son client fût considérée comme un acquiescement, l’indigène ne se rendit pas à
la convocation. Armé de l’arrêté de 1901, l’administrateur-maire de Tananarive
lui infligea huit jours de prison. Le rédacteur de l’arrêté de 1908, ému par ce
fait et d’autres semblables, avait considéré les indigènes comme possédant le
droit de faire défaut, dans les enquêtes administratives et judiciaires où
pouvaient s’agiter leurs intérêts, et effacé la disposition par laquelle il
était loisible de les contraindre à y prendre part.
Je sens la raison de ce
retour à des procédés abandonnés. Des colons, pressés de faire immatriculer des
terres, se sont plaints des lenteurs résultant de l’absence des indigènes
convoqués par le géomètre pour suivre les opérations préalables au jugement.
Ces absences étaient souvent nécessaires aux indigènes pour revoir les titres
de propriété qu’ils entendaient faire valoir. Prévenus au dernier moment, ils
ne sont pas en mesure d’apporter au géomètre les oppositions motivées qu’il
doit mentionner dans son procès-verbal ; s’ils se rendent à la convocation
sans être munis des témoignages établissant leurs droits, ils sont dépouillés.
Le Tribunal, mis en face d’un procès-verbal ne mentionnant pas d’oppositions,
ou les écartant comme sans preuves, prononcera l’immatriculation au bénéfice du
requérant. Les terres passent ainsi des propriétaires véritables, mais n’ayant
pas eu le temps de produire leurs titres, à un trop habile homme, ayant su
jouer de la procédure.
Désormais, ces pratiques
deviendront plus aisées. Les indigènes n’auront pas le moyen, en traînant les
choses en longueur, de réunir les documents nécessaires à la défense de leurs
intérêts, l’administrateur expéditif et favorable aux acquéreurs de terrains,
coffrera ceux qui ne se rendraient pas aux enquêtes administratives ou
judiciaires.
Le Code de l’Indigénat
n’est pas fait pour favoriser certaines entreprises de spoliation. Au moment où
l’Administration de Madagascar décide de concéder aux colons la riche plaine de
Marovoay, grenier à riz, que les régimes précédents avaient décidé de conserver
comme réserve indigène, il est singulier que, par une révision du Code de
l’Indigénat, elle rende plus malaisée la défense de la propriété indigène.
Victor Augagneur
Député du Rhône,
ancien gouverneur général de Madagascar.
Les Annales coloniales
Extrait de Madagascar il y a 100 ans. Février 1913.
(A paraître dans quelques jours)
Janvier 1913 est disponible :
en version papier (123 pages, 10 € + frais de port)
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