Il n’y a pas que les bateaux de la Cie des Messageries qui
s’échouent lamentablement : le bateau gouvernemental est à l’heure
actuelle bien mal en point.
En vain M. Picquié a-t-il jeté du lest par la création
de la Direction des Services civils et politiques, sa seule présence constitue
un poids mort encombrant et néfaste.
Aussi bien, tout le monde s’en rend compte à l’exception de
l’intéressé : la Chambre, le ministre se sont prononcés après les colons
de Madagascar. Restait l’empiriste Mury, suprême et dernier espoir : ce
médecin Tant mieux était suffisamment
payé pour qu’il soit permis d’escompter un diagnostic favorable. Eh bien, Mury
lui-même, après avoir longuement tâté le pouls du malade, l’abandonne à sa
triste destinée. Il faut lire le Courrier
Colonial du 24 décembre généreusement distribué aux frais de la
colonie aux quatre coins de l’Île, pour se rendre compte de la désinvolture
avec laquelle le fidèle Mury abandonne son petit grand homme :
« M. Picquié, y est-il dit, rentrera donc à
l’époque qu’il a indiquée depuis longtemps, c’est-à-dire
dans quelques mois. Il prendra alors une retraite bien gagnée »…
Et plus loin : « Augagneur, personne ne l’ignore, s’emploiera de toutes ses forces à faire
nommer dans la Grande Île un de ses amis du Parlement, sur lequel il pourra
compter pour reprendre là-bas une
politique qui a subi un temps d’arrêt grâce à M. Picquié. »
Enfin le coup de pied de l’âne : « Évidemment l’administration de
M. Picquié n’est pas sans mériter quelques critiques… Certaines des
qualités, qui font un excellent inspecteur, deviennent parfois des défauts chez
un gouverneur, tellement le rôle d’un administrateur et d’un contrôleur offrent
de différences. »
Eh, mais nous n’avions jamais dit autre chose, nous qui
n’étions pas payés pour chanter les louanges de Micromégas !
Qu’il s’en aille donc pour jouir, d’une retraite si bien
gagnée ; tout retard serait aussi nuisible aux intérêts publics qu’à la
réputation déjà fort compromise de M. Picquié.
Nous n’en voulons pour preuve que les dernières
manifestations d’un pouvoir vacillant.
C’est ainsi que, pour anéantir l’effet d’une augmentation
ministérielle des traitements douaniers dans l’ensemble des Colonies,
M. Picquié vient d’avoir l’inspiration de réduire du tiers les remises allouées à Madagascar aux agents de la
douane. C’est peut-être astucieux, mais combien mesquin et peu opportun !
Si les recettes de la Colonie progressent d’année en année c’est, en partie,
grâce au zèle des agents modestes de l’administration des Douanes : et ce
zèle sera récompensé par la réduction des remises ! On mettrait à pied le
directeur d’une maison de commerce qui choisirait le moment d’une augmentation
d’affaires pour rogner les remises de ses employés, et l’on aurait raison.
Second exemple :
M. Picquié, qui a de loin en loin quelque idée géniale, a formé le projet
de donner un statut aux associations religieuses de Madagascar. Le statut
existait déjà dans la réglementation de son prédécesseur ; mais cela ne
faisait pas l’affaire des missions. Il leur fallait un Concordat dans lequel, à
l’instar du pape, elles traiteraient de puissance à puissance avec le Gouvernement
de Madagascar. Dans ce but, un projet fut rédigé par le pape de la mission
protestante française, M. Bianqui, paraphé par M. Picquié, et envoyé
par ce dernier au Ministre qui le soumit à l’examen du Conseil d’État. Grave
désillusion : le Conseil d’État vient de retourner le projet avec sa désapprobation.
Troisième exemple :
À l’occasion du cyclone, un généreux élan de pitié pour les victimes souleva
toute la Colonie ; tout Européen, anglais, grec, ou français, comme les
indigènes, chacun tint à verser son obole.
Il ne serait venu à l’idée de personne, en présence surtout
de l’indifférence gouvernementale, d’exclure de la distribution des secours
telle ou telle victime, à raison de sa nationalité. Cette idée absurde a
cependant germé dans le cerveau de notre Gouverneur : l’Administration
vient d’émettre la prétention, à Nossi-Bé, d’exclure de la répartition des
secours tous colons de nationalité étrangère.
Et cependant, dans la Métropole, Ministres français et
anglais, notamment, échangent en toute occasion les assurances de solidarité
les plus fraternelles. On nous câble que les sujets britanniques, justement
indignés, ont adressé une protestation à M. le consul général Porter.
Nous n’aurons pas de complications diplomatiques, car
M. Picquié se hâtera de désavouer ce qu’il a suggéré ou n’a su empêcher.
Qu’on ne croie d’ailleurs pas que notre étrange gouverneur
se sentira atteint pour si peu dans sa dignité.
Il vient de s’abaisser, ainsi que nous l’avions précédemment
relaté, à solliciter un certificat de bons services auprès de la population indigène.
À ce sujet, il n’est pas sans intérêt de signaler que le
Comité indigène de secours aux sinistrés s’est révolté devant l’adresse qu’on
présentait à sa signature, et où les rédacteurs salariés avaient jeté, comme
par hasard, les critiques les plus perfides contre le précédent Gouverneur.
Quelle leçon ! M. Picquié, toutefois n’est pas
homme à en profiter : à défaut des signatures de notables indigènes
éclairés, il fait recueillir porte à porte, et sans distinction d’âge ni de
sexe, les signatures de tous les pauvres diables terrifiés par des menaces ou
éblouis par des promesses mirifiques.
À ceux qui ont des velléités de résistance, le code de
l’Indigénat ; aux hésitants la promesse
de voyager gratis de Tananarive à Tamatave dès l’inauguration du tronçon de Brickaville.
Et cette population, arrachée avec peine à l’influence
néfaste des missions, se trouve plongée par les intrigues gouvernementales dans
nos discussions politiques !
L’aberration est sans exemple : Vite qu’on nous
débarrasse !
Le Progrès de Madagascar
Extrait de Madagascar il y a 100 ans. Janvier 1913.
L'ouvrage est disponible :
en version papier (123 pages, 10 € + frais de port)
en version epub (4,99 €).
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