31 janvier 2013

Il y a 100 ans : A la dérive


Il n’y a pas que les bateaux de la Cie des Messageries qui s’échouent lamentablement : le bateau gouvernemental est à l’heure actuelle bien mal en point.
En vain M. Picquié a-t-il jeté du lest par la création de la Direction des Services civils et politiques, sa seule présence constitue un poids mort encombrant et néfaste.
Aussi bien, tout le monde s’en rend compte à l’exception de l’intéressé : la Chambre, le ministre se sont prononcés après les colons de Madagascar. Restait l’empiriste Mury, suprême et dernier espoir : ce médecin Tant mieux était suffisamment payé pour qu’il soit permis d’escompter un diagnostic favorable. Eh bien, Mury lui-même, après avoir longuement tâté le pouls du malade, l’abandonne à sa triste destinée. Il faut lire le Courrier Colonial du 24 décembre généreusement distribué aux frais de la colonie aux quatre coins de l’Île, pour se rendre compte de la désinvolture avec laquelle le fidèle Mury abandonne son petit grand homme :
« M. Picquié, y est-il dit, rentrera donc à l’époque qu’il a indiquée depuis longtemps, c’est-à-dire dans quelques mois. Il prendra alors une retraite bien gagnée »…
Et plus loin : « Augagneur, personne ne l’ignore, s’emploiera de toutes ses forces à faire nommer dans la Grande Île un de ses amis du Parlement, sur lequel il pourra compter pour reprendre là-bas une politique qui a subi un temps d’arrêt grâce à M. Picquié. »
Enfin le coup de pied de l’âne : « Évidemment l’administration de M. Picquié n’est pas sans mériter quelques critiques… Certaines des qualités, qui font un excellent inspecteur, deviennent parfois des défauts chez un gouverneur, tellement le rôle d’un administrateur et d’un contrôleur offrent de différences. »
Eh, mais nous n’avions jamais dit autre chose, nous qui n’étions pas payés pour chanter les louanges de Micromégas !
Qu’il s’en aille donc pour jouir, d’une retraite si bien gagnée ; tout retard serait aussi nuisible aux intérêts publics qu’à la réputation déjà fort compromise de M. Picquié.
Nous n’en voulons pour preuve que les dernières manifestations d’un pouvoir vacillant.
C’est ainsi que, pour anéantir l’effet d’une augmentation ministérielle des traitements douaniers dans l’ensemble des Colonies, M. Picquié vient d’avoir l’inspiration de réduire du tiers les remises allouées à Madagascar aux agents de la douane. C’est peut-être astucieux, mais combien mesquin et peu opportun ! Si les recettes de la Colonie progressent d’année en année c’est, en partie, grâce au zèle des agents modestes de l’administration des Douanes : et ce zèle sera récompensé par la réduction des remises ! On mettrait à pied le directeur d’une maison de commerce qui choisirait le moment d’une augmentation d’affaires pour rogner les remises de ses employés, et l’on aurait raison.
Second exemple : M. Picquié, qui a de loin en loin quelque idée géniale, a formé le projet de donner un statut aux associations religieuses de Madagascar. Le statut existait déjà dans la réglementation de son prédécesseur ; mais cela ne faisait pas l’affaire des missions. Il leur fallait un Concordat dans lequel, à l’instar du pape, elles traiteraient de puissance à puissance avec le Gouvernement de Madagascar. Dans ce but, un projet fut rédigé par le pape de la mission protestante française, M. Bianqui, paraphé par M. Picquié, et envoyé par ce dernier au Ministre qui le soumit à l’examen du Conseil d’État. Grave désillusion : le Conseil d’État vient de retourner le projet avec sa désapprobation.
Troisième exemple : À l’occasion du cyclone, un généreux élan de pitié pour les victimes souleva toute la Colonie ; tout Européen, anglais, grec, ou français, comme les indigènes, chacun tint à verser son obole.
Il ne serait venu à l’idée de personne, en présence surtout de l’indifférence gouvernementale, d’exclure de la distribution des secours telle ou telle victime, à raison de sa nationalité. Cette idée absurde a cependant germé dans le cerveau de notre Gouverneur : l’Administration vient d’émettre la prétention, à Nossi-Bé, d’exclure de la répartition des secours tous colons de nationalité étrangère.
Et cependant, dans la Métropole, Ministres français et anglais, notamment, échangent en toute occasion les assurances de solidarité les plus fraternelles. On nous câble que les sujets britanniques, justement indignés, ont adressé une protestation à M. le consul général Porter.
Nous n’aurons pas de complications diplomatiques, car M. Picquié se hâtera de désavouer ce qu’il a suggéré ou n’a su empêcher.
Qu’on ne croie d’ailleurs pas que notre étrange gouverneur se sentira atteint pour si peu dans sa dignité.
Il vient de s’abaisser, ainsi que nous l’avions précédemment relaté, à solliciter un certificat de bons services auprès de la population indigène.
À ce sujet, il n’est pas sans intérêt de signaler que le Comité indigène de secours aux sinistrés s’est révolté devant l’adresse qu’on présentait à sa signature, et où les rédacteurs salariés avaient jeté, comme par hasard, les critiques les plus perfides contre le précédent Gouverneur.
Quelle leçon ! M. Picquié, toutefois n’est pas homme à en profiter : à défaut des signatures de notables indigènes éclairés, il fait recueillir porte à porte, et sans distinction d’âge ni de sexe, les signatures de tous les pauvres diables terrifiés par des menaces ou éblouis par des promesses mirifiques.
À ceux qui ont des velléités de résistance, le code de l’Indigénat ; aux hésitants la promesse de voyager gratis de Tananarive à Tamatave dès l’inauguration du tronçon de Brickaville.
Et cette population, arrachée avec peine à l’influence néfaste des missions, se trouve plongée par les intrigues gouvernementales dans nos discussions politiques !
L’aberration est sans exemple : Vite qu’on nous débarrasse !
Le Progrès de Madagascar

Extrait de Madagascar il y a 100 ans. Janvier 1913.
L'ouvrage est disponible :
en version papier (123 pages, 10 € + frais de port)
en version epub (4,99 €).

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