J’ai été saisi bien souvent, depuis une année, des doléances
des colons et des fonctionnaires de Madagascar. Ces plaintes, je les ai
écoutées, et j’en ai gardé le récit pour moi, ne voulant point, par un scrupule
que tout le monde comprendra, intervenir dans les affaires administratives de
la Grande Île. Si des colons, des fonctionnaires s’estiment lésés, ils ont pour
se défendre des recours variés.
Il n’en est pas de même des indigènes. Sans représentants en
France, il leur est impossible de réclamer contre des mesures qui les
léseraient, de se protéger contre l’esprit, les tendances générales d’une
autorité peu favorable.
Je crains que le Gouvernement de Madagascar n’agisse pas
toujours, à l’égard des indigènes, de manière à leur donner confiance. Il
semble que, notamment, par ses procédés envers ceux qui se sont fait
naturaliser, il s’efforce de montrer que l’accession au titre de citoyen
français n’apporte pas à ceux qui l’obtiennent les satisfactions et les
avantages qu’ils en avaient espérés. En veut-on un exemple ?
Un Howa, très dévoué à la France, docteur en médecine de la Faculté de Paris, d’une culture
intellectuelle et morale l’assimilant complètement à l’un de nous, est
naturalisé en 1909. Le voilà donc citoyen français, jouissant de tous les droits attachés à cette
qualité.
Le Gouvernement de Madagascar le nomma médecin de
colonisation par un arrêté identique à ceux désignant les Français d’origine
pour le même service : traitement de 6 000 fr. par an, congé de
six mois à passer en France après trois ans de fonctions. N’oublions pas, je le
répète, que ce médecin est Français puisque naturalisé, qu’il a le titre de
docteur délivré par une faculté française, qu’en France il jouirait de tous les
droits et prérogatives attachés à sa nationalité et à son diplôme. J’ajoute
qu’il a rempli son devoir, non seulement avec intelligence, mais avec zèle et
dévouement.
Les colons d’Anjouan, à son départ de l’île où il servait,
signèrent une pétition unanimement pour demander qu’il leur fût conservé.
En 1911, après les trois ans réglementaires, le Docteur R…
demanda au Gouvernement général, s’appuyant sur les clauses de son contrat, le
congé qu’il avait le droit de passer en France. Le congé lui fut refusé, sous
prétexte qu’il était né à Madagascar. Or le droit au congé était formellement
inscrit dans l’arrêté de sa nomination, et les fonctionnaires nés à la Réunion,
et servant dans cette île (il en est de même aux Antilles), viennent passer
leurs congés en France, s’il leur convient. Ni en principe, ni en fait ce refus
n’était justifié.
Le Docteur R…, obligé pour des raisons personnelles de se
rendre à Paris, partit avec sa famille, voyageant à ses frais.
Le temps de son congé fini, il demanda au Ministre des
Colonies son passage pour aller reprendre ses fonctions à Madagascar. Le
Gouvernement général, prévenu par câble, répondit par un refus. Le malheureux
Docteur R… restait à Paris sans ressources, il s’embarqua à ses frais en 3e classe,
alors que d’après les règlements, il devait voyager, lui et sa famille, en
première classe, aux frais de la Colonie.
Le Ministre, éclairé sur la situation, voyant l’injustice
des procédés du Gouvernement général de Madagascar, câbla, le paquebot étant en
mer, à notre consul à Port-Saïd ; le Docteur R… et les siens furent placés
en première classe, comme fonctionnaires.
Le Gouvernement général ne s’est pas incliné. Forcé de
remettre en service le Docteur R…, il abaissa son traitement de 6 000 à
5 000 francs, sous prétexte qu’il est indigène ; mais, ce qui
suit est autrement grave, il le fait poursuivre en restitution à la Colonie du
coût de son passage de Port-Saïd à Sainte-Marie, soit
3 246 francs !
Le Docteur R… a voyagé en première classe, sur un ordre venu
du Ministère, transmis officiellement par le Consul, et voilà que
l’administration locale entend lui faire supporter les conséquences de cette
décision. Le Ministre a reconnu les droits du Docteur R… M. le Gouverneur
général ne se soumet pas, et poursuit une pitoyable vengeance. Il suffira, j’en
suis certain, de signaler cet incident à M. Morel, pour qu’il suive
l’exemple de son prédécesseur M. Lebrun, et défende un fonctionnaire
méritant contre un véritable abus de pouvoir.
Je connais quelques histoires analogues qui ont ancré dans
l’esprit des indigènes l’idée que le Gouvernement est défavorable aux
naturalisés. Il importe que cette impression soit dissipée ; la
naturalisation est un si puissant moyen d’établie la confiance entre indigènes
et Français, qu’il serait d’une criminelle imprévoyance de la déprécier. On y
arriverait vite s’il apparaissait que les naturalisés ne jouissent pas de la
même considération, des mêmes droits que tous les Français.
La population de Madagascar, si longtemps défiante envers la
France, – qui avait puisé cette défiance dans l’enseignement des méthodistes anglais,
agents zélés et intelligents de la politique britannique quand elle prétendait
nous disputer la Grande Île, – venait à nous, depuis quelques années, avec un
empressement chaque jour plus marqué. Le décret permettant leur naturalisation
avait mis le comble aux vœux des indigènes les plus intelligents. Il ne
faudrait pas qu’une mesure, saluée par une explosion de reconnaissance et
d’espoir, se transformât, par l’étroitesse des pratiques administratives, en
une source de rancœurs et de déceptions.
Victor Augagneur
Député du Rhône,
ancien gouverneur général de Madagascar.
Les Annales coloniales
Extrait de Madagascar il y a 100 ans. Janvier 1913.
L'ouvrage est disponible :
en version papier (123 pages, 10 € + frais de port)
en version epub (4,99 €).
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