4 février 2013

Il y a 100 ans : Lettre de Diégo-Suarez


Diégo-Suarez, le 11 janvier 1913.
Je vous écrivais, le 28 décembre dernier, que notre Gouverneur, de passage ici, n’avait encore pris aucune décision pour réparer les ruines causées par le terrible cyclone du 24 novembre ; le soir même, il partait soudain par le Vaucluse, le courrier des Messageries Maritimes, qui levait l’ancre à la même heure, pour la même destination, n’étant sans doute pas assez distingué pour sa haute personnalité.
Nous demeurâmes donc plusieurs jours sans connaître l’effet de sa souveraine compétence, sauf en ce qui concerne le portail de notre cimetière qu’il a cru devoir faire immédiatement reconstruire, en l’ornant d’une magnifique croix, ce qui fera sans doute bien plaisir aux musulmans qui y ont des sépultures et à tous ceux qui, à l’encontre de notre pieux souverain et du diable, n’ont pas l’intention de se faire ermites en devenant vieux.
Il est bien étonnant qu’il n’ait pas en même temps songé à réédifier la fourrière qui fut aussi détruite, car ses nombreux et remarquables arrêtés sur les chiens demeurent depuis à l’étal de lettre morte en notre bonne ville… Heureux toutous !
Ce n’est que le 5 courant, en revoyant le Vaucluse sur notre rade, que nous nous doutâmes du retour de notre potentat, ce que des amis de Nossi-Bé nous confirmèrent en nous apprenant qu’il leur avait été beaucoup promis, car ils avaient été bien plus éprouvés que nous, s’ils en croyaient les propres paroles de notre aimable Micromégas qui, en leur racontant notre désastre à sa façon, avait conclu en nous donnant l’épithète de « fumistes ».
Il y a de bien tristes vieillards chez qui la haine est aussi aveugle et puissante que l’amour sénile chez d’autres ; ce mot en est une preuve.
Fumistes !… Ce qualificatif ne convient guère, en tous cas, Monsieur le Gouverneur général, aux citoyens d’une ville située sous les Tropiques, qui ignorent les cheminées. Cet article n’est point connu chez nous, si ce n’est en ce qui concerne certains fourneaux, très vieux et hors de service, dont le Ministère nous fait parfois cadeau, et qui, pour parer leur laideur, éprouvent le besoin de s’entourer d’une imposante batterie de casseroles dont l’usage et le rétamage nous sont aussi nuisibles que dispendieux.
D’ailleurs on se doute déjà beaucoup en France qu’avec de semblables instruments l’on ne peut faire que de mauvaise cuisine ; nous ici, nous en éprouvons depuis longtemps les malencontreux effets et, si nous ne sommes pas encore tout à fait empoisonnés, si cela se borne à quelques accès de coliques, c’est que nous avons l’estomac solide et surtout l’espoir de voir bientôt cesser cet insupportable régime.
Jugez-en plutôt :
Dès son retour ici, M. Picquié, atteint comme par hasard de la goutte, dut garder la chambre et demeura invisible aux communs des mortels.
Pourquoi le Vaucluse fit-il donc escale chez nous, en ces conditions de santé de son illustre passager ? Ce n’était certainement point pour que ce dernier revienne sur l’arrêt qui nous avait condamnés à Nossi-Bé, mais bien dans un but purement (s’il est permis d’employer ce mot en pareille occasion), dans un but purement politique : celui de faire élire la liste que son ami et fournisseur, le « Diégo-Suarez », avait préparée contre celle des anciens membres de la Chambre consultative démissionnaire. À cet effet, tous les moyens furent bons : le « Grand Chef », le « Nouveau Messie » fit donner son arrière-garde et, tel Napoléon à Arcole, donna lui-même de sa personne.
Il fit d’abord venir chez lui l’un des personnages des plus aimés et des plus influents parmi nous et, malgré la douleur des rhumatismes, soudain debout et frappant de sa dextre irritée la table qui n’en pouvait davantage, il lui cria violemment : « Si la liste Castaing n’est pas élue, malheur à vous !… La Marine s’en va, les troupes suivront et jamais, au grand jamais, Diégo ainsi abandonné, n’obtiendra rien de moi. »
Les imprécations de Camille étaient sans doute plus éloquentes, mais non moins malveillantes et, au fond, cette vocifération était terrible quand même dans la bouche crispée d’un homme qui se croyait aussi puissant : les murs de l’Hôtel de la Marine où il était descendu en tremblèrent plus que sous l’assaut du dernier cyclone et l’on s’étonne encore que notre ami, devenu le bouc émissaire de toute notre cité, ait pu survivre à semblable secousse.
« Sic volo, sic jubo… » Si César disait mieux et d’une façon plus concise, c’est cependant avec plaisir que nous signalons à qui de droit ce langage remarquablement déplacé dans la bouche d’un fonctionnaire de la République que nous ne payons certes pas cent mille francs par an pour nous parler ainsi et nous menacer de la ruine à brève échéance.
Ces mémorables paroles prononcées, les seules qu’il ait sans doute à nous dire, notre monarque repartit le soir même, toujours par le Vaucluse. Mais aussitôt après ce coup de foudre digne de la belle Hélène, ce fut ici la charge effrénée de la cavalerie mercenaire ayant pour capitaine un personnage bien connu par son uniforme couleur caca d’oie. Elle fouilla partout, le terrain de la Sportive ne fut même pas épargné, elle visita quantité d’électeurs leur prédisant les plus grandes catastrophes si l’« oreille du Gouverneur » ne passait pas avec sa liste ; annonçant de terribles exécutions parmi les membres actuels de la Commission municipale et promettant, par contre, les sièges ainsi rendus vacants à ceux qui consentiraient à lui prêter leur concours. Quelques-uns s’y laissèrent prendre, dit-on ; nous attendons leurs gestes pour signaler leurs noms à la postérité !
Puis, quand on eut racolé le peu qui était racolable, on s’occupa de faire une petite réunion pour délibérer ; je reconnais qu’ils surent choisir pour ce faire un endroit bien digne d’eux : un « bateau de fleurs », où un excellent champagne fut servi par des « mousmés » peu farouches. Ils s’y oublièrent à écouter le prophète bien connu qui paraphrasa les paroles du Maître, renouvela les promesses de récompenses futures et annonça les exécutions prochaines.
Enfin, tous burent à la gloire de notre Souverain avec un tel hourra assourdissant que le son des cloches de la cathédrale ne pourra de longtemps heurter leurs oreilles d’habitude si sensibles à ce bruit.
Ce qui les heurtera peut-être davantage, c’est le résultat probable des élections de demain qui, malgré cette pression aussi officielle que scandaleuse, cet oubli des convenances les plus élémentaires en pareille occasion, sera, sans doute, celui que nous attendons du vote de libres citoyens dignes de notre France, qui subissent à regret ces manœuvres d’un autre âge et espèrent en leurs amis de la Métropole pour obtenir au plus tôt la fin de cette triste et pitoyable comédie qu’est le règne de Micromégas.
Les Annales coloniales


Extrait de Madagascar il y a 100 ans. Février 1913.
(A paraître dans quelques jours)
Janvier 1913 est disponible :
en version papier (123 pages, 10 € + frais de port)
en version epub (4,99 €).

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