Diégo-Suarez, le 11 janvier 1913.
Je vous écrivais, le 28 décembre
dernier, que notre Gouverneur, de passage ici, n’avait encore pris aucune
décision pour réparer les ruines causées par le terrible cyclone du
24 novembre ; le soir même, il partait soudain par le Vaucluse, le courrier des Messageries
Maritimes, qui levait l’ancre à la même heure, pour la même destination,
n’étant sans doute pas assez distingué pour sa haute personnalité.
Nous demeurâmes donc
plusieurs jours sans connaître l’effet de sa souveraine compétence, sauf en ce
qui concerne le portail de notre cimetière qu’il a cru devoir faire
immédiatement reconstruire, en l’ornant d’une magnifique croix, ce qui fera
sans doute bien plaisir aux musulmans qui y ont des sépultures et à tous ceux
qui, à l’encontre de notre pieux souverain et du diable, n’ont pas l’intention
de se faire ermites en devenant vieux.
Il est bien étonnant
qu’il n’ait pas en même temps songé à réédifier la fourrière qui fut aussi
détruite, car ses nombreux et remarquables arrêtés sur les chiens demeurent
depuis à l’étal de lettre morte en notre bonne ville… Heureux toutous !
Ce n’est que le
5 courant, en revoyant le Vaucluse
sur notre rade, que nous nous doutâmes du retour de notre potentat, ce que des
amis de Nossi-Bé nous confirmèrent en nous apprenant qu’il leur avait été
beaucoup promis, car ils avaient été bien plus éprouvés que nous, s’ils en
croyaient les propres paroles de notre aimable Micromégas qui, en leur
racontant notre désastre à sa façon, avait conclu en nous donnant l’épithète de
« fumistes ».
Il y a de bien tristes
vieillards chez qui la haine est aussi aveugle et puissante que l’amour sénile
chez d’autres ; ce mot en est une preuve.
Fumistes !… Ce
qualificatif ne convient guère, en tous cas, Monsieur le Gouverneur général,
aux citoyens d’une ville située sous les Tropiques, qui ignorent les cheminées.
Cet article n’est point connu chez nous, si ce n’est en ce qui concerne
certains fourneaux, très vieux et hors de service, dont le Ministère nous fait
parfois cadeau, et qui, pour parer leur laideur, éprouvent le besoin de
s’entourer d’une imposante batterie de casseroles dont l’usage et le rétamage
nous sont aussi nuisibles que dispendieux.
D’ailleurs on se doute
déjà beaucoup en France qu’avec de semblables instruments l’on ne peut faire
que de mauvaise cuisine ; nous ici, nous en éprouvons depuis longtemps les
malencontreux effets et, si nous ne sommes pas encore tout à fait empoisonnés,
si cela se borne à quelques accès de coliques, c’est que nous avons l’estomac
solide et surtout l’espoir de voir bientôt cesser cet insupportable régime.
Jugez-en plutôt :
Dès son retour ici, M.
Picquié, atteint comme par hasard de la goutte, dut garder la chambre et
demeura invisible aux communs des mortels.
Pourquoi le Vaucluse fit-il donc escale chez nous,
en ces conditions de santé de son illustre passager ? Ce n’était
certainement point pour que ce dernier revienne sur l’arrêt qui nous avait
condamnés à Nossi-Bé, mais bien dans un but purement (s’il est permis
d’employer ce mot en pareille occasion), dans un but purement politique :
celui de faire élire la liste que son ami et fournisseur, le
« Diégo-Suarez », avait préparée contre celle des anciens membres de
la Chambre consultative démissionnaire. À cet effet, tous les moyens furent
bons : le « Grand Chef », le « Nouveau Messie » fit
donner son arrière-garde et, tel Napoléon à Arcole, donna lui-même de sa
personne.
Il fit d’abord venir chez
lui l’un des personnages des plus aimés et des plus influents parmi nous et,
malgré la douleur des rhumatismes, soudain debout et frappant de sa dextre
irritée la table qui n’en pouvait davantage, il lui cria violemment :
« Si la liste Castaing n’est pas élue, malheur à vous !… La Marine
s’en va, les troupes suivront et jamais, au grand jamais, Diégo ainsi
abandonné, n’obtiendra rien de moi. »
Les imprécations de
Camille étaient sans doute plus éloquentes, mais non moins malveillantes et, au
fond, cette vocifération était terrible quand même dans la bouche crispée d’un
homme qui se croyait aussi puissant : les murs de l’Hôtel de la Marine où
il était descendu en tremblèrent plus que sous l’assaut du dernier cyclone et
l’on s’étonne encore que notre ami, devenu le bouc émissaire de toute notre
cité, ait pu survivre à semblable secousse.
« Sic volo, sic
jubo… » Si César disait mieux et d’une façon plus concise, c’est cependant
avec plaisir que nous signalons à qui de droit ce langage remarquablement
déplacé dans la bouche d’un fonctionnaire de la République que nous ne payons
certes pas cent mille francs par an pour nous parler ainsi et nous menacer de
la ruine à brève échéance.
Ces mémorables paroles
prononcées, les seules qu’il ait sans doute à nous dire, notre monarque
repartit le soir même, toujours par le Vaucluse.
Mais aussitôt après ce coup de foudre digne de la belle Hélène, ce fut ici la
charge effrénée de la cavalerie mercenaire ayant pour capitaine un personnage
bien connu par son uniforme couleur caca d’oie. Elle fouilla partout, le
terrain de la Sportive ne fut même pas épargné, elle visita quantité
d’électeurs leur prédisant les plus grandes catastrophes si l’« oreille du
Gouverneur » ne passait pas avec sa liste ; annonçant de terribles
exécutions parmi les membres actuels de la Commission municipale et promettant,
par contre, les sièges ainsi rendus vacants à ceux qui consentiraient à lui
prêter leur concours. Quelques-uns s’y laissèrent prendre, dit-on ; nous
attendons leurs gestes pour signaler leurs noms à la postérité !
Puis, quand on eut racolé
le peu qui était racolable, on s’occupa de faire une petite réunion pour
délibérer ; je reconnais qu’ils surent choisir pour ce faire un endroit
bien digne d’eux : un « bateau de fleurs », où un excellent
champagne fut servi par des « mousmés » peu farouches. Ils s’y
oublièrent à écouter le prophète bien connu qui paraphrasa les paroles du Maître,
renouvela les promesses de récompenses futures et annonça les exécutions
prochaines.
Enfin, tous burent à la
gloire de notre Souverain avec un tel hourra assourdissant que le son des
cloches de la cathédrale ne pourra de longtemps heurter leurs oreilles
d’habitude si sensibles à ce bruit.
Ce qui les heurtera
peut-être davantage, c’est le résultat probable des élections de demain qui,
malgré cette pression aussi officielle que scandaleuse, cet oubli des
convenances les plus élémentaires en pareille occasion, sera, sans doute, celui
que nous attendons du vote de libres citoyens dignes de notre France, qui
subissent à regret ces manœuvres d’un autre âge et espèrent en leurs amis de la
Métropole pour obtenir au plus tôt la fin de cette triste et pitoyable comédie
qu’est le règne de Micromégas.
Les Annales coloniales
Extrait de Madagascar il y a 100 ans. Février 1913.
(A paraître dans quelques jours)
Janvier 1913 est disponible :
en version papier (123 pages, 10 € + frais de port)
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