Le troisième livre du romancier
français Bertrand de la Peine vient de paraître à Paris. Après Les
hémisphères de Magdebourg et Bande-son, La méthode
Arbogast présente, entre autres particularités, celle de se passer, pour
presque la moitié de l’ouvrage, dans le Nord de Madagascar. Voilà qui méritait
un coup de projecteur appuyé sur un auteur qui vit actuellement à Mayotte.
L’éditeur de Bertrand le la
Peine, Minuit, est un centre prestigieux de la littérature française. Son
catalogue est riche d’auteurs différents mais qui constituent, ensemble, une
constellation de première grandeur. On y trouve, notamment, les Prix Nobel de
littérature Samuel Beckett et Claude Simon, celui-ci étant par ailleurs (et
sauf oubli) le seul parmi eux à évoquer aussi Madagascar, où il est né en 1913,
il y a cent ans.
Au début de La méthode Arbogast, qui est situé à Bruxelles, Valentin Noze fait
une vilaine chute dont il garde comme séquelles de fortes migraines à répétition.
La médecine traditionnelle étant impuissante à calmer ses douleurs, il est
dirigé vers le docteur Paul Arbogast qui soigne par l’hypnose. En apparence au
moins. Car il accompagne sa thérapie officielle de l’usage plus discret d’un
produit toxique tiré d’une grenouille vivant à Madagascar, la Mantellae
Aurantiaca – espèce en voie de disparition pour la survie de laquelle lutte,
dans le roman, l’association Libertalia. Cette association a d’ailleurs
infiltré une de ses militantes chez Arbogast où Sibylle fait de l’espionnage
sous couvert d’un poste de secrétaire.
Nous avons posé de nombreuses
questions à Bertrand de la Peine. Il nous a répondu sous la forme d’un long
texte qui prend parfois les allures d’une réflexion sur la littérature et sur
son propre travail. Sa qualité est telle qu’il vaut la peine de le donner dans
son intégralité, découpé en fonction des thèmes qu’il y aborde successivement.
Le travail d’écriture au quotidien
Tout d’abord, je voulais vous remercier pour l’intérêt que vous portez à mes histoires. Sachez qu’elles sont le fruit d’un
travail quotidien, je pourrais dire d’une discipline qui me met à ma table tous les jours durant une heure, en période de cours, parfois plus, lors des moments de vacances. Ceci corrobore, sans doute, votre remarque sur la régularité des
parutions de mes livres. J’ai commencé à écrire tardivement (46 ans), à écrire vraiment avec l’objectif de mettre
un point final à un récit, récit censé être lu par d’autres.
L’importance de la géographie
Comme vous le soulignez, je suis né à Avignon mais ma famille maternelle est originaire de Bretagne. Cette double filiation m’a marqué très tôt, imprimant en moi une dichotomie personnelle, une sorte de métissage originel tant ces
deux régions peuvent offrir des aspects opposés, du moins étrangers. Et cette « inquiétante étrangeté » m’a souvent
poussé à vivre des expériences extra-métropolitaines. Aussi, le personnage central c’est le lieu. La trame globale d’une histoire vient de l’atmosphère de ce lieu, de ce pays avec ses spécificités, ses noms, ses clichés… J’essaie ainsi de célébrer, de payer mon tribut,
de saluer, de remercier (un peu de tout ça !!) les pays où j’ai vécu, à l’exception de Madagascar, mais j’y reviendrai.
Comment et pourquoi publier chez Minuit
Impressionné par le monde des livres et de l’édition, j’ai donc remis à plus tard, à beaucoup plus tard la prétention à, moi aussi apporter ma voix à ce formidable choral. Et ayant terminé mon premier manuscrit en août 2008, je n’avais qu’une hâte : faire lire mon histoire à un professionnel. Or la période pré-rentrée ne me semblait pas opportune pour envoyer mon
manuscrit à un quelconque éditeur. C’est donc
à Jean Echenoz que j’ai
envoyé mon texte (j’avais son adresse d’une
lettre que je lui avais envoyée quinze ans auparavant). Il a donc fait le travail à ma place, l’a fait lire à Mme Lindon qui a décidé de
le publier tout de suite. Un parcours inédit mais je ne crois pas au hasard et, oui, les éditions de Minuit
correspondent à une certaine littérature avec laquelle je m’identifie, un esprit où je me retrouve. Du moins, avec certains auteurs
comme Jean Echenoz, Eric Chevillard, Tanguy Viel, Yves Ravey ou encore Antoine
Volodine, Patrick Deville ou Marie Redonnet quand ils publiaient dans cette maison. Je me sens pourtant assez atypique avec un univers léger, parodique où la distance désamorce constamment une éventuelle approche psychologisante. Quant à la possibilité de définir mon
idée de la littérature, j’en serais bien incapable, n’ayant jamais cherché à théoriser ce qui reste un plaisir de lecture d’abord puis d’écriture ensuite. Ce plaisir est assez nouveau pour moi, il est aussi très physique dans le sens de la matérialité des mots, de leur sonorité, de leur grain, de leur texture. J’en suis très gourmand ! L’histoire pourrait être seconde mais elle est le canevas qui tient le tout ensemble (j’ai des progrès à faire en ce qui concerne la structure narrative !).
L’enseignement du français
Et puisque j’opte pour un ton professoral, je vous avoue que mon métier et ma recherche de création n’ont que très peu
d’interférences. Je me considère comme un professeur de français, entendez de langue française (surtout à Mayotte) et
ne peux que très rarement faire passer le plaisir du texte à mes élèves. Cependant, je n’en conçois aucune frustration, ni
déception car mes attentes sont autres, davantage dans la mécanique de la langue, terme peut-être rébarbatif mais qui peut se révéler riche de découvertes et de jeux.
Le jeu avec la science et l’exotisme
Et d’ailleurs ce terme de mécanique nous ramène aux théories plus ou moins scientifiques qui émaillent mes récits. Je n’ai pour ma
part que peu de penchant pour
ce
domaine. Lewis Caroll et Raymond Queneau étaient des mathématiciens. Raymond Roussel a échafaudé des théories narratives assez ébouriffantes et Georges Perec a poussé la pratique de la contrainte à des extrêmes virtuoses. Le pseudo-scientifique m’attire car il pose un cadre crédible à l’intérieur duquel la fantaisie peut librement s’épanouir. Construire un roman comme on fabrique un objet mécanique, un automate qui donne cette fascinante illusion
de la vie. Ravel collectionnait les automates.
Voir un automate se détraquer intrigue également. La chute de Valentin Noze procède de cet intérêt pour les choses qui se déglinguent, pour les circonstances qui dérapent. En ce sens, La méthode
Arbogast peut être vue/lue comme un
énorme « dérapage », en tout cas une dérive involontaire d’un personnage soudain victime des événements auquel il assiste, impuissant. Il rejoint par cet aspect Sven Langhens, artiste qui se perd en Irlande pour enfin trouver ce qu’il ne cherchait pas : une nouvelle source de création. Deux personnages plongés dans un univers qui n’est pas le leur, dans des pays qui leur sont inconnus et dont ils sortiront les
mêmes, mais transformés aussi de cette pérégrination géographique et intérieure. Une certaine schizophrénie sous-tend mes récits : histoire à deux voix dans Les hémisphères de Magdebourg, double localisation pour les deux autres livres qui
scinde la trame en deux à la moitié du
récit. Cette bipolarité, pas toujours consciente, me stimule ; elle me permet de me colleter avec les écueils de l’exotisme, de louvoyer entre les récifs du pittoresque (que j’accroche parfois !). Je ne fais pas dans la littérature de voyage à
laquelle des auteurs comme Nicolas
Bouvier ou Bruce
Chatwin ont donné ses lettres de noblesse, mais fricote plutôt avec la parodie, les clichés et un goût certain pour les ellipses et les raccourcis. Tout comme la littérature fantastique, mes personnages « ratent une marche » et se retrouvent dans des mondes qu’ils n’étaient pas censés explorer. L’aventure au coin de la rue, d’une certaine façon. Aussi, plus que le thriller, je me sens proche d’une
atmosphère fantastique même si
je n’en aborde pas les codes. Pas vraiment de suspense mais de l’incertitude,
du malaise et du doute, voilà dans quelle panade évoluent souvent mes personnages (Centaure-Wattelet en tête !).
Madagascar au lieu de l’Italie
Je n’ai fait qu’un séjour de trois semaines dans le nord-ouest de Madagascar et compte bien découvrir d’autres régions de cette Grande Ile. Pourtant, ce rapide périple m’a donné envie d’écrire certaines scènes (souvent fantasmées), des scènes où l’exotisme fait souvent trop surface. Elles servaient mon propos dans une « tropicalité rêvée » où nombre de lecteurs
pouvaient se retrouver me semble-t-il. La première version se passait à Sienne, alors vous imaginez les modifications
que j’ai pu apporter à mon manuscrit ! (Mes premières versions sont toujours écrites à la main.)
Sous le texte, l’image
Enfin, avant d’enseigner, j’ai été, pendant quelques années, graphiste et illustrateur donc il n’y a, là non plus, aucun
hasard. Mon univers reste éminemment visuel. Je cultive un monde essentiellement fait d’images, de constructions imagées qui passent par la musique du mot. Les deux se mêlent étroitement quand j’écris. Et si le thème de la création
artistique sert de trame à mes récits c’est qu’il illustre métaphoriquement ma propre recherche en écriture. La périlleuse
adéquation entre l’image et le mot.
P.-S. Cet article est paru hier dans Les Nouvelles.
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