C’est à Madagascar que
j’ai appris à lire, à écrire, à compter. J’ai passé une grande partie de mon
enfance à Antananarivo, à Mahajanga, à Nosy Be aussi. Mon père est né à
Madagascar, toute ma famille du côté de mon père et, ensuite, j’y suis retourné
très souvent. Aujourd’hui, j’ai encore de la famille à Madagascar, mais plus
éloignée. Mes oncles et mes tantes sont partis soit vers la France, soit vers
la Réunion ou d’autres pays. Mais j’y ai passé beaucoup de temps.
Vous vivez depuis une
vingtaine d’années au Japon, une grande île, comme Madagascar. Y a-t-il des
rapprochements à faire entre les deux pays ?
Je pense qu’il y a un
lien quelque part. Il y a le lien de la langue puisque, selon les spécialistes,
la langue malgache et la langue japonaise font partie d’un même groupe
linguistique. Par ailleurs, j’invite souvent des écrivains créoles à
l’université, des écrivains de l’océan Indien mais pas seulement. Et on
découvre avec étonnement qu’il y a des affinités électives entre la Réunion,
Madagascar et l’archipel japonais. C’est un gigantesque chantier, seulement
esquissé depuis une quinzaine d’années, qui est la question de la créolisation
au sens où l’entend Edouard Glissant.
Saviez-vous depuis
toujours que vous alliez écrire sur Madagascar ?
Oui, c’était évident.
Parce que ça vient de l’enfance, de très loin. C’est très profond et, plus
c’est profond, plus ça remonte fort au bout d’un moment.
Cependant, cela a mis
du temps. Pourquoi maintenant ?
C’est une question
difficile. Il y a longtemps, plus de dix ans, que le roman est en gestation.
Pourquoi maintenant ? Peut-être parce que j’arrive à la cinquantaine.
Ecrire sur sa famille, ce n’est jamais facile, parler de gens qui ont été
vivants et qui le sont toujours pour certains, ce n’est jamais évident. Même
lorsque l’on en dit du bien, il y a toujours une part de violence parce que
l’image qu’on se fait de soi-même n’est jamais celle qu’on retrouve dans un livre.
Donc, il y fallait un peu de maturation, peut-être de maturité même si je ne
pense pas être arrivé à un grand degré de maturité. Mais, en tout cas, ça fait
longtemps que ça travaille et ça surgit au moment où ça doit surgir, sans
doute.
Vous ouvrez Mémoires d’outre-mer par l’image de
trois tombes au cimetière de Mahajanga. Elles y sont vraiment ?
Oui, elles sont là.
Elles ne sont pas toujours faciles à trouver, parce le cimetière est assez
grand et il était, la dernière fois que je l’ai vu, il y a quelques années,
assez mal entretenu. Une fois qu’on connaît l’emplacement des trois tombes,
très blanches, elles prennent toute la place.
Ces trois tombes sont
très importantes, elles vous permettent de décrire le décor, la lumière. Et il
y, jusqu’à la fin du roman, une interrogation, sur l’une d’elles puisqu’on ne
sait pas qui y est enterré.
Oui, c’est un peu une
structure de roman policier, sans que ce soit une base trop importante. Il y
avait d’autres choses à dire sur Madagascar et sur ces personnages. Mais, à la
fin, la résolution de l’énigme est typique d’un roman policier, puisqu’elle ne
résout rien.
Un des deux récits
qui traversent le roman est l’enquête du narrateur sur son grand-père. Ce
narrateur, c’est vous sans être vous ?
Oui, c’est un roman.
Je ne voulais pas en faire une saga familiale ou un pèlerinage, même s’il y a
cette dimension dans le livre. Je voulais donc briser la chronologie et montrer
la complexité, la richesse de l’océan Indien qui est un espace multiple, un
espace pluriel, d’une grande diversité. J’ai essayé de montrer cet espace
d’échanges, de rencontres, avec des temporalités et des territoires qui
s’enlacent, qui se superposent, qui s’opposent quelquefois. Le cirque et
l’acrobate se prêtaient bien à cela puisque le narrateur jongle avec plusieurs
histoires qui viennent s’intercaler de temps en temps.
Autour de Maxime
Ferrier, le grand-père, il y a une foule de personnages. Son ami Arthur, bien
sûr, dans la tombe d’à côté, et tout le reste du cirque. Avez-vous retrouvé
leurs noms ?
J’ai changé quelques
noms pour montrer quand même que c’était une fiction. Mais le nom de mon
grand-père était bien Maxime Ferrier, y compris dans toutes ses déclinaisons.
Ces gens n’ont pas laissé des traces institutionnelles très fortes, c’étaient
des saltimbanques, et j’ai reconstitué beaucoup de choses.
La patronne du cirque
est un personnage assez étonnant…
Oui, et très moderne.
C’était une femme de tête qui menait son cirque à la baguette et qui, en même
temps, l’a abandonné sans vergogne. Il y a des personnages assez hauts en
couleurs, qui ont tous existé mais qui n’ont pas laissé beaucoup de traces.
C’est un aspect qui m’intéresse, et que j’ai creusé dans un livre précédent, Sympathie
pour le fantôme, à propos de personnages
un peu oubliés de l’Histoire de France.
Les a-t-on oubliés
parce qu’ils n’appartenaient pas à l’Hexagone et qu’on oublie souvent
l’outre-mer ?
Nous vivons des temps
où le repli sur soi est très important, où la peur et la frilosité semblent
gagner toute l’Europe. Nous vivons des temps, aussi, où l’appartenance
plurielle semble être un problème plus qu’un atout. C’est quand même tout à
fait étonnant. Quand on appartient à plusieurs cultures, à plusieurs langues,
quand on a grandi, vécu dans un espace pluriel, on est riche de cette diversité-là.
Or il semble qu’aujourd’hui c’est l’inverse, on fait des regroupements par
nation, par culture. Ces regroupements me semblent inopérants pour penser le
monde dans lequel nous vivons. Et, là, nous avons quelque chose à apprendre de
l’océan Indien.
A travers le roman,
vous faites d’ailleurs passer quelques idées…
Oui, ce n’est pas un
essai mais une des idées qui me tiennent à cœur c’est que l’océan Indien
préfigure ce qu’on appelle aujourd’hui la mondialisation…
Un espace
expérimental ?
Voilà : c’est un
espace expérimental, qui tient une place si minorée non seulement dans la
littérature française mais dans bien d’autres domaines, et qui a beaucoup de
choses à nous apprendre. Il est porteur de propositions concrètes dont on ne
tient pas assez compte à notre époque.
Madagascar colonie
française, c’est-à-dire le régime qu’a connu Maxime pendant une longue période
de sa vie, était aussi un pays où, écrivez-vous, les Malgaches n’avaient pas
leur place.
Je me suis beaucoup
documenté pour ce livre et, curieusement, il y a peu de choses qui ont été
écrites sur le sujet. C’est la même chose pour le Projet Madagascar, évoqué
souvent de manière partielle alors qu’il y a là quelque chose qui nourrit tout
l’imaginaire du 20e siècle, du point de vue des races, de la
spatialisation des problèmes.
Le Projet Madagascar,
si on ne le sait pas, était le plan nazi de déportation des Juifs européens
vers l’île de l’océan Indien, avant l’application de la Solution finale. Mais,
quand les lois de la France sous Pétain s’appliquant aux Juifs de Madagascar,
on en trouve vingt-six !
Oui, et cela n’empêche
pas de les pourchasser. Cela nous en apprend beaucoup sur l’antisémitisme, qui
est un délire. Un délirant n’a pas besoin d’avoir un objet très précis pour
délirer. Ce qui est amusant, pour moi qui suis au Japon, c’est de découvrir que
le Japon a développé aussi un antisémitisme pendant la Seconde Guerre mondiale
alors qu’il y avait également très peu de Juifs.
Vous posez la
question dans le livre : sait-on pourquoi les gens s’en vont ?
Avez-vous répondu pour vous-même à cette question ?
Non, et je pense que,
le jour où j’arriverai à y répondre, il sera peut-être temps de revenir. Il y a
un mystère là-dedans : on part pour partir, finalement, c’est assez
rimbaldien comme attitude. Ceux qui partent pour une raison précise, que ce
soit pour faire de l’argent ou pour rejoindre quelqu’un, finissent par boucler
la boucle. Mais il y a, et ce sont les gens que j’évoque, des aventuriers qui
partent pour partir. C’est le mouvement même de la course qui les intéresse,
plus que la destination. Je suis sensible à cette trajectoire : on part,
et on ne sait pas quand on reviendra, si on revient jamais.
C’est la question
annexe : sait-on pourquoi les gens restent, comme Maxime Ferrier est resté ?
Il y a quand même une
réponse évidente, en tout cas pour moi au Japon : on reste parce qu’on est
bien.
Vous décrivez,
pendant la Seconde Guerre mondiale, Maxime Ferrier comme un possible, ou
probable, résistant : des ponts qui sautent sur la Betsiboka, la radio…
Cela m’intéresse, le
moment où la petite histoire, l’histoire des gens, rencontre la grande Histoire
– avec sa grande hache, comme disait Perec. La grande tragédie rencontre les
drames individuels. Dans le cas de Maxime, c’est exactement ça, il est arrivé à
un moment de sa trajectoire où tout va assez bien mais où il va éprouver le
besoin de lutter contre cette ignominie pétainiste. Il lutte à sa manière et
c’est ça qui précipite sa chute tout en faisant que sa trajectoire est belle.
C’est l’acrobate : il va jusqu’au bout de la volte, et peu importe le prix
à payer. Il est vertigineusement libre, cet homme, c’est ça qui m’a fasciné.
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