30 avril 2014

Il y a 100 ans : Dans la léproserie (2)

(Suite.)
Une torpeur mystérieuse pèse sur tous ces êtres ; çà et là quelques enfants errent sans joie parmi ces créatures ensommeillées. Un enchantement a été jeté sur ces lieux, et ceux qui les habitent ne sont plus tout à fait des vivants. Des créatures trébuchent et s’affaissent…
Elles possèdent parfois un visage, mais elles n’ont plus de pieds ou de mains. Celles qui peuvent encore marcher et prendre n’ont plus de regard. Celles-ci portent le masque effrayant d’un mufle de bête, celles-là des plaies hideuses. Moignons sanglants, membres déformés, poitrines râlantes, faces dévorées, voilà ce qu’enferme le cycle de l’enfer visible. Ainsi que la Médée de violence et de passion armée qui maudit et détruit sa propre chair, la terre rouge a condamné ses enfants. La lèpre les lui restitue par lambeaux et il est des centaines de mutilés, dans cette vallée, des milliers ailleurs, qui meurent lentement.
Devant les cases de bois et de joncs, les vieillards oppressés aspirent le dernier rayon du jour. Leurs jambes inertes, gonflées par l’éléphantiasis, ne peuvent les conduire dans leurs demeures. Des adultes les aident ; parmi les moins malades sont de tout jeunes gens, des adolescents beaux et fiers avec une seule plaie qui commence à s’ouvrir. Des femmes aux doux yeux ont encore des mains fines qui se croisent, des pieds nus et agiles. Les autres, ceux qui n’ont qu’un pied et boitent, ceux qui n’ont qu’une main enroulent des chiffons autour du moignon tailladé par le mal ; ils se traînent tels des larves et le cauchemar de leur vie apparaît dans leurs yeux. La sérénité règne sur les visages d’aveugles, mais les mufles affreux de la lèpre léonine évoquent une vision de damnés.
Au dernier reflet du jour posé sur le front des montagnes, les créatures entourent une jeune fille qui vient d’arriver. Elle est vêtue, avec coquetterie, d’une robe jaune et s’enveloppe dans son lamba[1], d’un geste pudique propre aux Hovas qui aiment la réserve et la grâce décente. Ses yeux noirs laissent passer de la joie à travers leurs larmes, qui coulent rondes et claires sur les joues brunes.
(À suivre.)
Marguerite Augagneur.
Mercure de France



[1] Châle.


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