(Suite.)
Une torpeur mystérieuse
pèse sur tous ces êtres ; çà et là quelques enfants errent sans joie parmi
ces créatures ensommeillées. Un enchantement a été jeté sur ces lieux, et ceux
qui les habitent ne sont plus tout à fait des vivants. Des créatures trébuchent
et s’affaissent…
Elles possèdent parfois
un visage, mais elles n’ont plus de pieds ou de mains. Celles qui peuvent
encore marcher et prendre n’ont plus de regard. Celles-ci portent le masque
effrayant d’un mufle de bête, celles-là des plaies hideuses. Moignons
sanglants, membres déformés, poitrines râlantes, faces dévorées, voilà ce
qu’enferme le cycle de l’enfer visible. Ainsi que la Médée de violence et de
passion armée qui maudit et détruit sa propre chair, la terre rouge a condamné
ses enfants. La lèpre les lui restitue par lambeaux et il est des centaines de
mutilés, dans cette vallée, des milliers ailleurs, qui meurent lentement.
Devant les cases de bois
et de joncs, les vieillards oppressés aspirent le dernier rayon du jour. Leurs
jambes inertes, gonflées par l’éléphantiasis, ne peuvent les conduire dans
leurs demeures. Des adultes les aident ; parmi les moins malades sont de
tout jeunes gens, des adolescents beaux et fiers avec une seule plaie qui
commence à s’ouvrir. Des femmes aux doux yeux ont encore des mains fines qui se
croisent, des pieds nus et agiles. Les autres, ceux qui n’ont qu’un pied et
boitent, ceux qui n’ont qu’une main enroulent des chiffons autour du moignon
tailladé par le mal ; ils se traînent tels des larves et le cauchemar de
leur vie apparaît dans leurs yeux. La sérénité règne sur les visages
d’aveugles, mais les mufles affreux de la lèpre léonine évoquent une vision de
damnés.
Au dernier reflet du jour
posé sur le front des montagnes, les créatures entourent une jeune fille qui
vient d’arriver. Elle est vêtue, avec coquetterie, d’une robe jaune et
s’enveloppe dans son lamba[1], d’un geste pudique propre aux Hovas qui aiment
la réserve et la grâce décente. Ses yeux noirs laissent passer de la joie à
travers leurs larmes, qui coulent rondes et claires sur les joues brunes.
(À suivre.)
Marguerite Augagneur.
Mercure de France
[1] Châle.
L'intégrale en un livre numérique (un volume équivalant à 734 pages d'un ouvrage papier), disponible en deux endroits:
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